ANALYSES

Le Moyen-Orient et le Maghreb démunis face aux défis d’une pandémie hors normes

Tribune
2 avril 2020


La propagation à une vitesse foudroyante du Covid-19 à travers la planète bouleverse radicalement les habitudes de vie quotidienne et les certitudes que certains avaient pu concevoir sur les modèles d’organisation sociale. Aucune région n’est épargnée, mais les effets concrets ne sont pas partout identiques. Les États du Moyen-Orient sont ainsi dans une situation singulièrement difficile en raison des particularités qui les caractérisent et qui exacerbent les défis à affronter. Disons-le tout net, il est impossible de se baser sur les chiffres fournis par les autorités des pays concernés pour évaluer l’ampleur de la crise sanitaire à ce stade tant leur fiabilité est sujette à caution, notamment en raison de leur instrumentalisation par les pouvoirs en place pour des raisons de communication politique. Essayons néanmoins de comprendre pourquoi les effets de la crise pandémique risquent d’être particulièrement terribles pour les populations de la région.

La première réflexion concerne la sphère économique. Le Moyen-Orient ne constitue pas de ce point de vue une région homogène : non seulement le niveau des richesses, et donc celui des infrastructures sanitaires, est radicalement différent entre des pays comme le Qatar ou le Yémen (PIB/hab de plus de 62 000 dollars pour le premier et de moins de 1 000 dollars pour le second), mais les structures économiques qui y prévalent sont aussi très variées. Si le mode de production capitaliste s’est imposé sur l’ensemble de la région, ses déclinaisons concrètes induisent de notables différences :
– rôle central de l’institution militaire en Algérie et en Égypte, même si dans le cas de cette dernière un important secteur privé cohabite désormais ;
– mises en coupe réglée par les castes familiales liées au pouvoir en Syrie ou au Liban ;
– économies pétrolières rentières du Golfe sous la tutelle des dynasties régnantes qui affichent néanmoins la volonté de diversifier et de privatiser des secteurs économiques significatifs au profit de quelques familles souvent liées aux pouvoirs ;
– économie ouverte et marquée du sceau du libéralisme au Liban ;
– structures précapitalistes qui persistent significativement dans des pays comme le Yémen, la Mauritanie ou le Soudan.

Ces facteurs de différenciation peuvent éventuellement se combiner dans certains cas.

Au-delà des facteurs de différenciation, il est néanmoins possible de pointer des caractéristiques communes. Ainsi, dans nombre de pays l’échec économique des régimes socialisants mis en place au cours des premières années d’indépendance les a par exemple poussés, à partir des années 1980, à promouvoir des politiques d’Infitah, c’est-à-dire littéralement d’ouverture, terme pudique pour ne pas qualifier plus clairement la mise en place de systèmes économiques basés sur un libéralisme débridé grand ouvert aux marchés internationaux. Les bourgeoisies locales étant historiquement très faibles, c’est souvent à partir de l’appareil d’État qu’elles vont se cristalliser. Cette situation amplifie des phénomènes de clientélisme, prégnants dans tous les pays de la région, qui constituent autant d’obstacles à un développement économique susceptible de bénéficier à l’ensemble de la population. Le phénomène prend une telle ampleur que certains observateurs n’hésitent pas à qualifier, à juste titre, ce clientélisme affairiste, c’est-à-dire en réalité une redistribution privée de la richesse publique, de « capitalisme des copains ».

L’incapacité d’un tel système à faire face aux besoins réels de populations à forts taux de croissance démographique nécessite souvent de recourir aux organismes économiques internationaux (Fonds monétaire international, Banque mondiale) qui imposent des plans d’ajustements structurels, amplifiant la plupart du temps les inégalités sociales et la paupérisation des catégories les plus démunies. Ces facteurs socio-économiques sont une des raisons des mouvements de contestations qui se cristallisèrent durant l’hiver 2010-2011 et connaissent une réplique majeure en 2019 (Algérie, Irak, Iran, Liban, Soudan). Les turbulences politiques qui en découlent ont conjoncturellement ralenti le flux des investissements directs étrangers (IDE) pourtant vitaux pour de nombreux pays, cette situation risquant d’aggraver les difficultés économiques régionales dans la conjoncture ouverte par la crise du Covid-19.

L’inexistence, ou la faiblesse, des systèmes de protection sociale dignes de ce nom, couplés à l’ampleur du poids de l’économie informelle (certains économistes considèrent par exemple que cela pourrait représenter 50 % du PIB dans le cas de l’Égypte) nous font aisément saisir que les mesures de confinement prises actuellement pour combattre le Covid-19 sont infiniment compliquées à faire respecter, non pas tant à cause d’une hypothétique indiscipline citoyenne qui affecterait les pays de la région qu’une nécessité vitale de continuer à travailler pour de larges pans des populations concernées.

L’affaiblissement économique des États et l’ampleur des défis incitent certains responsables à faire appel aux dons et à la générosité publique. Ainsi en Turquie, Recep Tayyip Erdoğan, se targuant de donner l’exemple, indique qu’il donne sept mois de son salaire, ce qui au vu de l’ampleur de sa fortune personnelle représente peu, et enjoint ses concitoyens à faire un effort en ce sens, sans d’ailleurs que l’on sache comment cet argent sera utilisé. Si la situation se prêtait à l’humour, c’est ce que l’on pourrait appeler le ruissellement à l’envers… Mais ce type de décision, aussi problématique qu’il soit, révèle in fine la faiblesse de la puissance publique asphyxiée par les politiques libérales mises en œuvre depuis plusieurs décennies. C’est d’ailleurs la conception traditionnelle du parti de M. Erdoğan, ainsi, d’une façon plus générale, que celle de la mouvance de l’islam politique, que de considérer que l’organisation de la solidarité sociale par l’État encourage la paresse et la dépendance. Ce courant politique croit non à l’État social, mais plutôt en l’institution familiale, en la générosité individuelle et aux actes de charité volontaires.

On peut en outre souligner qu’une fois de plus les États les plus riches de la région (en l’occurrence les monarchies pétrolières arabes du Golfe) se refusent à mettre en œuvre des politiques d’aide et de soutien à l’égard des États qui en ont un besoin urgent.

Enfin, même si on assiste à une baisse de l’intensité des combats dans les nombreuses zones de conflit (Irak, Libye, Palestine, Syrie, Yémen), les situations concrètes rendent encore plus préoccupant le devenir des populations, privées la plupart du temps du minimum vital pour vivre. On peut aisément imaginer le quotidien misérable des milliers de déplacés qui se trouvent acculés à la frontière syro-turque dans le Nord de la province d’Idlib ou encore celui des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza où les mesures de bouclage se font encore plus strictes de la part des autorités israéliennes.

Un autre niveau de réflexion concerne celui de la fonctionnalité politique des États. Si nous considérons que, pour de multiples raisons, les pays du Moyen-Orient se sont progressivement affirmés comme des États-nations clairement distincts, intégrés dans le cadre des frontières post-coloniales, il n’en demeure pas moins que les structures étatiques restent fragiles, mis à part les organes de répression, et peu efficientes pour la majorité d’entre elles. L’altération, parfois la nécrose, de nombreux appareils étatiques parvient, dans certains cas, à transformer des liens d’appartenance nationaux en liens d’allégeances communautaires exclusives, contradictoires avec l’efficacité requise pour assurer le lien social. Ainsi, l’affaiblissement des appareils politiques étatiques en Syrie, au Liban, en Jordanie, en Irak, voire le passage au stade d’États faillis en Libye ou au Yémen, constituent probablement le plus important facteur de déstabilisation régionale, et donc le principal défi posé dans la conjoncture actuelle. On comprend que, dans ce contexte, la mobilisation des ressources et des énergies requises pour combattre la pandémie liée à la propagation du Covid-19 marque le pas et manque singulièrement de réactivité et d’efficacité. Il est assez symptomatique que, dans la grande majorité des cas, les exécutifs de la région ont adopté une posture de minimisation, voire de déni, de la crise dans ses premières manifestations ce qui a fait perdre de précieuses journées pour enfin adopter des mesures de confinement.

Ces quelques remarques indiquent assez clairement la dangerosité de la situation au Moyen-Orient. La centralisation de la nécessaire riposte au défi sanitaire ne peut se concevoir qu’avec des États efficients et efficaces visant à la satisfaction des besoins collectifs. Nous sommes bien loin du compte. Les mouvements de contestation, partout où ils se sont développés dans la région, étaient porteurs de ces exigences. À ce stade, ils n’ont pu aller à leur terme et la situation actuelle les empêche de poursuivre leurs mobilisations, mais l’ensemble des questions qu’ils avaient su soulever reste entier. Nul ne doute que les mobilisations sociales reprendront leur cours une fois la crise pandémique dépassée. D’ici là, les dégâts sanitaires et sociaux induits par le Covid-19 risquent d’être considérables.
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