ANALYSES

Crises d’Amérique latine : montée des forces de l’ordre en première ligne politique

Tribune
31 janvier 2020


Pratiquement tous les pays latino-américains, à un titre ou à un autre, passent par la case « crise » depuis quelques mois. Crise économique et financière en Argentine, en Équateur et au Venezuela. Crise sociale au Chili, et en Colombie, crise politique en Bolivie, au Brésil et au Nicaragua, crise sécuritaire au Mexique. Ces différents facteurs, qui parfois se combinent en un seul pays, ont retenu l’attention prioritaire des analystes.

La recherche des causes de ces désordres répond à une curiosité naturelle, qu’elle soit scientifique, journalistique ou citoyenne. L’une de ses conséquences en revanche est passée relativement inaperçue. D’un pays à l’autre, les gouvernants ont eu, sans se concerter, et quelle que soit leur orientation, recours aux forces de l’ordre, police et armée, pour tenter d’éteindre des accidents sociaux dépassant la capacité de proposition, de résolution des tensions, de fabrication de compromis qui sont les remèdes à disposition des démocraties.

Ce recours à l’ordre armé vise à perpétuer l’ordre politique et social existant, bousculé par le mécontentement, et/ou la dissidence de larges couches de la population. À droite, Sébastian Piñera au Chili et Iván Duque en Colombie ; au centre droit, Lenín Moreno en Équateur ; à gauche, Nicolás Maduro au Venezuela et Daniel Ortega au Nicaragua, ont affronté les difficultés de rue en mobilisant l’ensemble des moyens policiers et militaires à leur disposition. Andrés Manuel Lopez Obrador au Mexique a créé en 2019 une Garde nationale, composée de militaires pour affronter le défi sécuritaire. Sébastien Piñera a le 20 octobre 2019, légitimé le recours aux armées en déclarant le Chili et sa démocratie en guerre contre un ennemi extérieur qualifié « de puissant et implacable ».

Avec des conséquences physiques et souvent létales pour la population. 1810 personnes ont été tuées par les forces de l’ordre à Rio de Janeiro en 2019. 8 morts en Équateur du 2 au 13 octobre 2019. Au Chili, 23 manifestants sont décédés, et 350, d’octobre à décembre 2019, ont souffert de graves lésions oculaires. Le Haut-Commissariat des droits de l’homme des Nations unies a publiquement stigmatisé l’usage disproportionné de la force par les autorités de Bolivie, du Chili et du Venezuela.

La voie des armes a été consolidée par des lois et dispositifs sécuritaires, encadrant les libertés fondamentales, en particulier le droit de manifester, adoptées en vue, selon leurs initiateurs, de défendre la démocratie. En Bolivie, Evo Morales, au Brésil les amis de Michel Temer, au Venezuela le régime de Nicolás Maduro ont proposé et pratiqué une lecture perverse de la démocratie. Evo Morales n’a pas respecté en 2016, le verdict d’un référendum populaire interdisant sa réélection. Le Parlement brésilien a en 2016, déposé la présidente élue, Dilma Rousseff, avec des arguments inconstitutionnels, validés par le vote majoritaire de ses adversaires politiques. Nicolás Maduro a procédé en 2017 à l’élection sur mesure d’une Constituante dotée de pouvoirs législatifs, reléguant aux oubliettes l’Assemblée nationale à majorité oppositionnelle.

Ces premiers pas ayant été franchis, les dérives se sont banalisées. En Bolivie, après la démission d’Evo Morales, une présidente intérimaire, Jeanine Añez, a été proclamée sans quorum parlementaire, et a immédiatement, au nom du « rétablissement » de la démocratie, engagé une chasse aux sorcières contre les amis et partisans du Chef de l’État sorti. Son gouvernement intérimaire a créé le 3 décembre 2019, le GAT, une unité antiterroriste « pour désarticuler les cellules terroristes menaçant notre patrie (…) agissant dans le pays depuis 14 ans » (date de la première élection d’Evo Morales) a précisé le ministre de l’Intérieur. Le Sénat du Chili a adopté le 21 janvier 2020, un projet de loi accordant aux forces armées la responsabilité de sécuriser les espaces publics, sans nécessité de déclarer un état d’exception, « en cas de grave altération de l’ordre public ». Au Venezuela, un président de l’Assemblée nationale a été élu le 5 janvier 2020, par une coalition « maduriste » en l’absence d’adversaires, pourtant majoritaires en nombre, empêchés par les forces de l’ordre d’entrer au Parlement.

De fil en aiguille l’armée est sortie de son rôle, étroitement limité depuis la fin des dictatures militaires à la défense de la souveraineté nationale. Elle est intervenue comme institution appelée à modérer les tensions sociales et politiques et à leur imprimer une orientation répondant aux intérêts de l’une des parties aux conflits. En Bolivie, le général en chef des forces armées, Williams Kaliman, a « conseillé » le 10 novembre 2019 à Evo Morales de démissionner. Au Brésil, les militaires sont intervenus dans le débat politique en 2018, adressant un avertissement au Tribunal suprême saisi d’une demande de libération conditionnelle de l’ex-président Lula, en vue d’empêcher sa candidature aux présidentielles. L’un des leurs a été élu chef de l’État, le capitaine Jair Bolsonaro, l’un des leurs est également vice-président, le général Hamilton Mourão, tandis que d’autres sont ministres et directeurs de départements ministériels. Au Pérou, le président Martín Vizcarra, contesté par le Congrès, a réaffirmé son autorité le 1er octobre 2019, en publiant une photo où il apparaît entouré et « adoubé » par les généraux des forces armées. Une semaine plus tard, en Équateur, Lenín Moreno, qui avait abandonné son palais présidentiel, en a repris possession après avoir prononcé un discours encadré par un groupe de généraux. Même scénario fin octobre au Chili, où le chef de l’État, Sébastian Piñera, est apparu à la télévision, flanqué du général Javier Iturriaga, qu’il venait de nommer responsable de la sécurité à Santiago, la capitale.

L’Argentine a échappé à cette dérive militarisante. Le traumatisme laissé par la dictature la plus répressive du sous-continent, et la dégradation du prestige militaire, les forces armées ayant été vaincues sur leur terrain d’excellence aux Malouines, ont asséché budgétairement et moralement la corporation. Pour autant le général César Milani, chef d’État-Major des armées argentines, de 2013 à 2015, incarcéré pendant plus de deux ans, pour être finalement acquitté, en a tiré la leçon suivante : « les classes privilégiées pensent que l’armée est au service de leurs intérêts ».

De façon plus transversale, les gouvernants, quels qu’ils soient, ont privilégié l’appel aux forces armées pour préserver l’ordre existant, à Bogota, Caracas, Rio de Janeiro, ou Santiago du Chili. Faute de pouvoir, ou vouloir, affronter démocratiquement de difficiles débats, conduisant à la fabrication de compromis supposant l’acceptation d’alternances et une juste répartition du poids social et économique de la crise, on assiste à une militarisation des démocraties latino-américaines. Ce retour des soldats dans les affaires intérieures, écartés dans les années 1980/1990 au sortir des dictatures militaires, interpelle. Le constat que l’on peut en tirer aujourd’hui est mitigé. Le levier d’influence qui leur est ainsi accordé a jusqu’ici été utilisé à des fins corporatistes. Les militaires refusent de partager le poids des efforts collectifs et entendent que leur soient maintenus leurs avantages, salariaux et sociaux, des retraites avantageuses. Ce qui veut dire en termes budgétaires, 5,5 % du PIB au Pérou, 6,4 % en Équateur, 7,1 % au Chili, 11,6 % en Colombie.
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