ANALYSES

Défense européenne : faire le deuil de l’Angleterre

Tribune
20 décembre 2019


Cette fois ça y est ! Le Brexit aura bien lieu. Les Anglais vont quitter l’Union européenne et avec eux les Gallois, les Nord-Irlandais et, qu’ils le veuillent ou non, les Écossais. Quelles en seront les conséquences pour la défense européenne ? Probablement aucune. Et cela pour trois raisons.

La première est que les Britanniques, bien plus que d’autres Européens, dépendent pour leur défense de leurs alliés américains.

Il s’agit là d’une longue histoire qui remonte à la Seconde Guerre mondiale. La doctrine Churchill consistait en effet à préserver par-dessus tout l’implication des Américains dans la défense britannique. C’est le célèbre « keep the Americans in… » prononcé par Lord Ismay, le premier secrétaire général de l’OTAN en 1952. Puis en 1956, tirant les leçons de la crise de Suez, les dirigeants britanniques conclurent qu’ils ne feraient plus jamais aucune expédition outre-mer sans les Américains, alors que, dans le même contexte, les Français se jurèrent de ne plus jamais en faire avec les Américains.

Plus fondamentalement, cette dépendance s’ancre dans les accords de Nassau signés fin 1962, et renouvelés début 2003, au moment même où se décidait l’intervention en Irak. En vertu de ces accords, les Britanniques renoncent à construire des missiles balistiques nucléaires et utilisent ceux des Américains ; dépendance accrue par le fait que la propulsion des sous-marins nucléaires britanniques dépend pour partie des Américains. Enfin, mentionnons l’appartenance du Royaume-Uni à la communauté des five eyes, qui leur donne accès aux renseignements américains sans lesquels ils seraient à moitié sourds et complètement aveugles.

À cette coopération capacitaire et opérationnelle, il faut ajouter les coopérations industrielles dans des domaines critiques tels que l’avion de combat F-35 et d’une manière générale l’attraction qu’exerce la base industrielle et technologique américaine sur son homologue britannique, notamment pour son champion BAE Systems, dont la moitié du chiffre d’affaires est réalisée sur le marché américain.

Comme les responsables britanniques l’ont eux-mêmes écrit dans la National Security Strategy de novembre 2015, bien avant le Brexit, « la coopération sans équivalent entre le Royaume-Uni et les États-Unis en matière nucléaire, de renseignement, de diplomatie, de technologie et de capacité militaires joue un rôle majeur pour notre sécurité nationale. L’interopérabilité de nos forces dans le futur est au cœur de notre planification ». Cette orientation qui concerne aussi bien la planification capacitaire et que la planification opérationnelle signifie concrètement que la construction de l’armée britannique est intégrée à celle de l’armée américaine.

Le renseignement et le nucléaire jouant le rôle d’une puissante corde de rappel en direction de Washington, le Premier ministre britannique est, dans les faits, un perpétuel obligé du président des États-Unis.

La seconde raison découle de la première. Les Britanniques n’ont jamais cru dans l’idée d’une défense européenne. Car si la défense de l’Angleterre dépend des États-Unis alors à quoi servirait une défense européenne ?

C’est pourquoi, à l’exception de la brève période entre la déclaration de Saint-Malo en 1998 et le début de la guerre d’Irak en 2003, pendant laquelle ils avaient consenti, du bout des lèvres, à ce que l’Union européenne se dote d’une « capacité autonome d’action (…) afin de répondre aux crises internationales » dans lesquelles les Américains ne souhaiteraient pas intervenir. Encore ne s’agissait-il que de faire plaisir aux Américains qui souhaitaient que les Européens « s’occupent eux-mêmes de mettre de l’ordre dans leur jardin » et en rappelant, à chaque occasion, que « l’Alliance atlantique constitue le fondement de la défense collective de ses membres ».

Le concept même d’une « politique européenne de sécurité et de défense », devenu « politique de sécurité et de défense commune » n’est autre qu’une construction juridique compliquée pour éviter de prononcer les mots honnis de « défense européenne » ; construction rendue inapplicable à force d’obstructions et de compromis. Et c’est bien parce qu’ils sont tenus par les Américains que les Britanniques se sont toujours efforcés de bloquer les coopérations capacitaires européennes, telles que Galileo qui avait provoqué l’ire des dirigeants américains.

Les Français en ont fait l’amère expérience. Les études concernant les sous-marins nucléaires d’attaque, les frégates, les porte-avions, les blindés et pour finir le drone MALE ainsi que le système de combat aérien futur, ont invariablement fini à la corbeille. Quelle que soit la proximité culturelle que nous puissions avoir avec notre faux jumeau stratégique, et l’excellente entente entre nos forces armées, il existera toujours un président des États-Unis, pour dire non à une coopération franco-britannique ou même euro-britannique qui irait trop loin.

Quelle que soit l’ampleur des capacités britanniques sur le papier, elles ne seront jamais mises à la disposition de l’Union sans le feu vert américain. Elles ne comptent en rien pour la défense européenne entendue au sens de défense de l’Europe, par l’Europe et pour l’Europe. De fait, la contribution britannique aux opérations de la PSDC a été négligeable, pour ne pas dire nulle. Ultime coup pied de l’âne, ils ont bloqué jusqu’au dernier moment toute augmentation du budget de l’Agence européenne de défense et du centre satellitaire européen. Quant à leurs militaires intégrés dans l’Union européenne, ils ont reçu l’ordre de quitter l’état-major de l’Union européenne bien avant le 12 décembre 2019.

Enfin, la troisième raison est que le divorce entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, qui est à la fois institutionnel, économique et même culturel, ne pourra pas rester sans effets dans le domaine de la défense. Il ne fera que catalyser les deux tendances de long terme précitées.

Ses effets seront d’autant plus marqués si Boris Johnson n’abandonne pas son objectif d’un accord commercial dans l’année, autre façon de réaliser un « hard Brexit » sans le dire. Le Royaume-Uni n’aura alors d’autre solution que de devenir un compétiteur commercial de l’Union européenne. Il joindra probablement ses forces à celles de Donald Trump pour exercer un chantage dans le domaine de la défense en contrepartie d’avantages commerciaux.

Au demeurant, le problème majeur auquel nous sommes confrontés est qu’il n’y a plus de barrières entre la guerre commerciale, la guerre politique et la guerre tout court. Comme l’ont montré l’affaire Snowden et le scandale de Cambridge analytica, les technologies civiles ne servent plus seulement à améliorer les armes. Elles sont elles-mêmes devenues des armes. Car ce sont bien les mêmes technologies que l’on utilise pour espionner des gouvernements et surveiller des populations, faire basculer les opinions publiques, décrypter des messages, obtenir des gains commerciaux et mener la cyberguerre. Dans cette bataille dans l’espace cyber-informationnel mené avec des armes duales, les Britanniques vont devoir s’allier et il est peu probable que ce soit avec l’Union européenne.

Mis à part quelques rares poches de coopération, comme notamment dans le domaine des missiles où il sera crucial de préserver ce qui peut l’être, l’idée que l’on pourrait malgré tout maintenir des liens étroits avec le Royaume-Uni en dehors de l’OTAN relève du wishful thinking.

Membre de l’Union, le Royaume-Uni est resté à la marge de la défense européenne, jouant sa propre partition avec comme objectif ultime d’en bloquer les avancées. À quoi lui serviraient demain des liens « étroits », si ce n’est disposer d’un droit de regard dans les projets capacitaires européens pour s’en prévaloir auprès de son allié américain ?

Les États membres de l’Union européenne doivent ouvrir les yeux : tirer les conséquences du divorce, faire le deuil de l’Angleterre et ne compter que sur leurs propres forces. Désormais, ils sont seuls.
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