ANALYSES

L’Espagne sous pressions nationalistes

Tribune
27 juin 2019


Pedro Sanchez, chef du PSOE, vainqueur des législatives le 28 avril 2019, peine à constituer majorité et gouvernement. Les pressions nationalistes d’horizons opposés et même, antagonistes, le prennent en étau. Indépendantistes catalans et nostalgiques de l’ordre ancien ont en effet radicalisé et élargi leurs ambitions et exigences sur le bouillon de culture de la crise économique et sociale brutale de 2008. L’émergence du parti nationaliste espagnol Vox aux élections « régionales » andalouses de 2018 a été confirmée aux parlementaires et européennes de 2019. L’audience des indépendantismes catalans l’a été tout autant depuis 2012, d’une consultation à l’autre, et donc aussi en 2019.

Ce choc nationaliste croisé était-il inattendu ? Comment en comprendre le sens et les objectifs dans un pays longtemps vu comme un modèle de démocratie consensuelle ?

La transition démocratique espagnole en effet a été considérée comme un modèle du genre. L’agonie prolongée du dictateur Francisco Franco en novembre 1975 avait ouvert la voie à un glissement apparemment indolore du national-catholicisme autoritaire à la monarchie parlementaire. Cette révolution tranquille avait été saluée en Amérique latine et en Europe de l’Est, en quête de rupture démocratique sans sortie de route. L’Europe communautaire avait particulièrement encensé en 1986 la « jeune » démocratie espagnole. Sans doute pour faire oublier les dérapages agricoles qui avaient retardé son adhésion au « Club » communautaire. Mais aussi par conviction démocratique partagée, qui avait fini par forcer les portes de Bruxelles.

Une autre génération est aujourd’hui aux commandes à Madrid et autres lieux d’Espagne. Elle n’a pas connu en chair propre le poids du cylindre franquiste, et les difficultés d’une transition négociée entre phalangistes repentis, généraux réticents, républicains communistes, socialistes et démocrates libéraux. Le contrat passé alors était un compromis mutuellement reconnu. Les communistes de Santiago Carrillo, les socialistes de Felipe Gonzalez, et les nationalistes républicains catalans de Josep Tarradellas, acceptaient la monarchie, sous réserve qu’elle soit parlementaire. L’armée, le « Mouvement » franquiste, la hiérarchie catholique, renonçaient à leur prééminence institutionnelle, pressés par un jeune souverain, Juan Carlos, ayant bénéficié d’un adoubement du généralissime (Francisco Franco) secondé par le dernier Secrétaire général du parti franquiste, Adolfo Suarez.

Seuls quelques nostalgiques du Caudillo avaient alors contesté cet accord mal ficelé, mais démocratiquement efficace : les militaires putschistes du 21 février 1981, rapidement muselés après un énergique rappel à la raison démocratique de Juan Carlos Ier ; et les différents avatars de l’organisation clandestine et terroriste ETA qui a perpétué ses actions meurtrières et anti-démocratiques jusqu’en 2010.

Le vécu des nouvelles générations a bouleversé les points de vue. Les dérapages du Roi et de certains membres de sa famille ont, il est vrai, écorné son passé démocratique. Il a été conduit à renoncer à ses droits. Affaire ayant réveillé un refoulé républicain revendiqué de plus en plus haut et fort par la nouvelle gauche contestataire, Podemos et les Républicains catalans, ERC. Les retombées sociales et économiques de la crise des années 2008 ont bousculé les dénominateurs communs citoyens qui paraissaient les plus solides. Le Parti populaire (PP) a rompu les consensus territoriaux pour renforcer l’autorité de la capitale. Cette recentralisation offensive a « libéré » une parole nationaliste catalane jusque-là dormante. La dynamique européenne supranationale défendue par tous a conforté les tensions centrifuges.

L’éventail partisan s’est recomposé. Il y avait une droite et une gauche, filles de la transition, le Parti populaire et le PSOE. Il y a désormais aussi centralistes et indépendantistes, gauches et droites de rupture (Podemos et Vox). Cette fragmentation rappelle celle au XIe siècle de l’Espagne musulmane morcelée, en royaumes Taïfas inopérants.  Le Parti populaire a tenté un virage ultra nationaliste. Il s’y est cassé les dents et a perdu les élections. Les centristes de Ciudadanos ont basculé dans le nationalisme anti-catalan. Les uns et les autres tentent de perpétuer leur influence en passant un pacte avec plus radicalement nationalistes qu’eux, Vox. En Catalogne, la démocratie se décline en mode souverainiste local pour les partis hier nationalistes et aujourd’hui indépendantistes. Droite et gauche ont éclaté, en droite et gauche « espagnoliste » et « catalaniste ».

Les socialistes (le PSOE), bien que vainqueurs de la dernière consultation électorale nationale, sont aujourd’hui la première des minorités parlementaires. Fédéralistes perpétuant l’esprit de la Transition, ils n’ont convaincu ni les souverainistes catalans, ni leurs homologues espagnolistes de Ciudadanos et du PP. Paradoxe d’une déstabilisation démocratique majeure, ils doivent s’en remettre à des alliés déroulant un exigeant tapis de marchandages, la gauche alternative de Podemos, et les nationalistes basques (PNV).
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