ANALYSES

D’une possible quarante-neuvième étoile aux crises diplomatiques : les rapports entre la Sicile et les États-Unis de 1945 à aujourd’hui

Tribune
23 novembre 2018
Par Fabien Gibault, doctorant en didactique, professeur vacataire à l'Université de Turin, spécialiste de l'Italie


Les relations entre la puissance américaine et la plus grande île de la Méditerranée ont connu des variations importantes, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale. Retour sur 70 ans de liaisons plus ou moins heureuses.

L’immigration italienne comme socle des relations italo-américaines

Les rapports entre les États-Unis et la Sicile ne sont pas nés en 1945 bien entendu. Durant tout le XXe siècle, les différentes vagues migratoires de Siciliens vers les États-Unis ont créé et renforcé ces relations. Un axe avant tout économique où la main d’œuvre italienne permit l’expansion américaine, tout en offrant l’opportunité d’envoyer des fonds en Sicile et de subvenir aux besoins des familles les plus nécessiteuses. « J’étais venu en Amérique parce qu’on m’avait dit que les rues étaient pavées d’or. Quand je suis arrivé, j’ai découvert trois choses : la première que les rues n’étaient pas pavées d’or. La seconde qu’elles n’étaient pas pavées du tout. La troisième que c’était à moi de les faire ». Ces mémoires d’immigrés résument parfaitement les intérêts de chacun et d’une complémentarité naissante.

L’arrivée du fascisme va encore plus resserrer les liens entre les deux entités. Les Siciliens n’ont jamais été fortement favorables au régime de Mussolini, trop regardant dans les affaires locales pour certains, trop unitaire pour d’autres dans un contexte où la présence d’un État central à Rome n’a jamais été (vraiment) acceptée. L’opportunité de se débarrasser de ce gouvernement totalitaire grâce aux Américains était donc une évidence.

1943 : Sicily State ?

Le rapprochement sicilo-américain s’étant donc pérennisé depuis plusieurs dizaines d’années, le débarquement américain en Sicile fut bien entendu perçu comme une libération, mais également une collaboration, un travail d’équipe où les Italo-Américains avaient fortement œuvré à la coordination. La légende narre d’ailleurs que Salvatore “Lucky” Luciano, mafieux sicilien installé à New York, aurait conduit le premier char arrivé à Palerme. Très certainement plus un mythe qu’une réalité, cette anecdote démontre que la communauté (et la criminalité) italo-américaine était bien plus encline à accepter un nouveau gouvernement plutôt que la dictature fasciste.

Mais ce débarquement et le processus de libération réveillèrent aussi les idées d’indépendance qui s’étaient cachées durant le ventennio fasciste. Le mouvement pour l’Indépendance de la Sicile (MIS) naît en 1943, tout comme l’EVIS, l’armée volontaire pour l’indépendance de la Sicile.

Les rapports entre les Italo-Américains et ce mouvement régional augmentant, l’hypothèse d’un possible rattachement de la Sicile aux États-Unis s’accentua. L’île, dans ce cas, serait devenue le 49e État américain. Le projet était bien entendu très tentant pour les États-Unis qui auraient eu un poste avancé en Europe et en Méditerranée : un point stratégique orienté vers trois continents.

Mais la 49e étoile sicilienne ne naîtra jamais, et ce pour plusieurs raisons. La première était l’instabilité du MIS. À peine né, le mouvement se retrouva confronté à des querelles internes sur ce que devait être la ligne directrice du parti : modéré et républicain à Palerme, d’une gauche filo-anarchiste sur la côte orientale. L’incompatibilité des deux idéologies affaiblit le parti sécessionniste qui sombra rapidement dans une confusion mêlée de faits divers peu clairs. Salvatore Giuliano – un des indépendantistes les plus connus – embrasse le grand banditisme idéologique, au service des États-Unis (et donc aussi de la mafia locale). Il fut l’auteur de plusieurs attentats et de dizaines de morts, principalement des opposants politiques d’extrême gauche et des gendarmes. L’ex-ministre de l’Intérieur italien Scelba déclara : « Salvatore Giuliano était le pistolet des États-Unis sur la tempe de l’Italie. Chaque fois que Truman désapprouvait une mesure [du Président] De Gasperi, Giuliano tuait trois carabiniers ».

Il faut aussi prendre en compte le raisonnement du MIS. La sincérité du mouvement indépendantiste sicilien reste discutable. Son intérêt pour les États-Unis était plus un moyen de pression sur l’Italie qu’un vrai désir de devenir un État fédéral. Dans la vraie tradition sicilienne (depuis les Sicules et les Sicanes), les autochtones de Sicile se sont tournés vers le plus offrant, jouant aux enchères avec ses prétendants pour obtenir les faveurs et les accords les plus intéressants.

Ce risque d’une Sicile version US accéléra le compromis entre le gouvernement italien et les indépendantistes siciliens : en 1946 le statut spécial de la Sicile, encore en vigueur aujourd’hui, était promulgué. Paradoxalement, le cas sicilien fut réglé avant même la nouvelle constitution italienne, qui ne fut ratifiée qu’en 1948.

Les rapports entre la Sicile et les États-Unis furent moins directs durant les années suivantes, mais l’influence américaine sur les votes siciliens fut une nouvelle tentative d’influer sur la politique italienne. L’écrivain Leonardo Sciascia parle dans son ouvrage Les oncles de Sicile des lettres arrivant d’Amérique et incitant à ne pas voter communiste, sous peine de ne plus voir arriver les riches colis d’Amérique envoyés habituellement aux proches.

Les Américains tiennent tout de même un point d’ancrage important sur la côte orientale sicilienne : la base militaire de Sigonella, construite en 1959. Une base stratégique qui fut le théâtre d’un fait géopolitique unique entre l’Italie et les États-Unis.

La crise de Sigonella

Au début des années 80, la Sicile se retrouva en effet au cœur d’un conflit diplomatique majeur, un des plus importants de l’histoire italienne. En octobre 1985, un groupe de terroristes du Front pour la Libération de la Palestine (FLP) prit en otage un bateau de croisière italien au large de l’Égypte. Les négociations avec le FLP par l’intermédiaire du médiateur Abu Abbas permirent de libérer les passagers en échange d’une fuite en avion des ravisseurs vers un pays tiers. Cependant, les terroristes avaient exécuté un otage, un citoyen américain. Pour Ronald Reagan, cet acte ne pouvait rester impuni et 4 chasseurs de l’armée américaine obligèrent l’avion des terroristes à atterrir sur la base de Sigonella, proche de Catane.

Cet avion devint l’objet de toutes les convoitises pour les États-Unis et l’Italie. Une fois atterri en Sicile, l’appareil fut entouré par des militaires italiens afin de détenir ses passagers qui, selon le gouvernement de Rome, devaient être jugés en Italie. Quelques minutes après, une équipe de la Delta Force américaine atterrit (sans autorisation) et entoura à son tour les militaires italiens. Le Président du conseil de l’époque, Bettino Craxi, réquisitionna alors tous les carabiniers proches de la base pour former un troisième cercle autour de la Delta Force et exigea le départ des troupes américaines.

Le gouvernement italien eut raison de Ronald Reagan, qui retira ses troupes. Les terroristes furent condamnés en Italie alors que le médiateur Abu Abbas fut expatrié vers la Serbie. Il sera par la suite arrêté par l’armée américaine en Irak en 2003.

MUOS, ou l’opposition aux radars américains:

Malgré cette crise assez unique, la base militaire de Sigonella est toujours présente, ainsi que quelques autres sites stratégiques américains sur l’île. La Sicile vit donc toujours au gré des tensions que peuvent avoir les États-Unis avec le reste du monde, notamment avec le bassin méditerranéen. Dans les années 80, le journaliste Giuseppe Fava dénonça ce risque dans un article exposant les dangers des missiles nucléaires américains installés à Comiso, au sud de l’île. Il y décriait principalement le risque d’avoir un site nucléaire en première ligne en cas de conflit ouvert avec l’URSS.

Mais le vrai point de discorde fut (et est toujours) l’installation d’un système de communication satellitaire à Niscemi. Le gouvernement Bush père lança en 1991 la construction de ces radars connectés afin d’obtenir une base de repérage et d’information opérationnelle : le MUOS (Mobile User Objective System).

Ce projet est encore au cœur d’une forte opposition de la population sicilienne, et ce principalement pour trois raisons. La première d’ordre de sécurité internationale, les États-Unis restant une cible potentielle de pays voisins de la Sicile. Le second est un rapport indiquant les possibles troubles de la santé liés à ces antennes. Selon les experts de l’ISPRA[1], les risques de troubles de la santé augmenteraient drastiquement dans les zones d’implantation de ce matériel. Enfin, la base de Niscemi se trouve dans une réserve naturelle et les travaux de construction ont fortement réduit le territoire protégé. Dans une zone où la faune et la flore sont essentielles pour le maintien précaire de l’équilibre naturel, l’établissement d’une zone bétonnée n’était pas vraiment la bienvenue.

Malgré ces raisons et de nombreuses suspensions des travaux suite à des condamnations de la part des tribunaux siciliens et la farouche opposition de l’ex-Président de la région Rosario Crocetta (2012 – 2017), les travaux se conclurent en janvier 2014.

Quelles perspectives pour demain?

Le débat autour du MUOS n’est pas terminé. Lors des dernières élections, le programme du mouvement 5 étoiles prévoyait le démantèlement de cette base, tout comme l’abandon du projet de ligne à grande vitesse entre la France et l’Italie (la TAV) ou l’annulation du gazoduc passant par les Pouilles (le TAP). Pour l’instant, le futur de ces grands chantiers est de nouveau remis en question, mais l’on voit mal comment le parti de Luigi di Maio pourrait bloquer ces constructions, les pertes financières seraient trop importantes. Le risque d’un conflit entre Rome et Washington sur le MUOS est donc contenu, voire nul.

Actuellement, les rapports entre la Sicile et les États-Unis ne sont donc plus vraiment au centre de l’attention, les entités siciliennes et italiennes étant plus orientées vers Bruxelles. La crise des migrants met la Sicile en première ligne et (re)passe d’une région aux marges de l’Europe à un centre névralgique pour la gestion des réfugiés, entre opportunités et risques pour la Sicile.

[1] Istituto superiore per la protezione e la ricerca ambientale (Institut supérieur pour la protection et la recherche sur l’environnement)
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