ANALYSES

Irak : premières élections depuis la chute de Daech, fondamentales pour la reconstruction du pays

Interview
17 mai 2018
Le point de vue de Karim Pakzad


L’Irak a organisé le 12 mai dernier les premières élections législatives depuis la chute de l’État islamique. Elles avaient pour principal enjeu de stabiliser politiquement le pays afin de lui redonner une souveraineté et lui permettre de se reconstruire. Face à un désaveu massif d’une classe politique jugée corrompue, ces élections ont été marquées par une forte abstention et par une montée des partis antisystèmes, devançant la liste du Premier ministre sortant Haider al-Abadi. Pour nous éclairer sur la situation, l’analyse de Karim Pakzad, chercheur à l’IRIS.

Quels étaient les enjeux de ces élections ?

C’est la première fois que le peuple irakien votait depuis la victoire militaire sur Daech. Les enjeux principaux de ces élections – et même bien avant cet épisode –  étaient la stabilisation de l’Irak et la mise en place d’un gouvernement représentatif avec du sang neuf et sain pour mener à bien la reconstruction du pays. Durant ces 15 dernières années, l’Irak a connu différents épisodes douloureux impactant la stabilisation de l’État. Au lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein, les Irakiens ont totalement perdu leur confiance envers la classe politique traditionnelle et les anciens partis au pouvoir considérés comme corrompus. Puis, après l’invasion américaine, entre 2005 et 2013, ces partis se trouvaient au milieu d’un quasi-conflit confessionnel qui a mené le pays au bord d’une guerre civile. Enfin, avec la prise de la ville de Mossoul par Daech en juin 2014, la guerre contre Daech était devenue l’objectif principal du gouvernement irakien et des puissances qui le soutenaient, les États-Unis, l’Europe et bien sûr l’Iran. La victoire sur le groupe terroriste a été acquise avec la destruction partielle ou totale de nombreuses villes du pays. Après ces longues années de conflits internes et externes, la reconstruction de l’Irak est donc devenue le principal objectif, qui implique notamment de surmonter la division confessionnelle, menace pour la paix interne. À titre d’exemple, une des conséquences de ces nombreux conflits a été le déplacement de 2,5 millions de réfugiés qui se trouvent actuellement dans les pays voisins, en Jordanie, en Iran et dans les pays occidentaux. En ce qui concerne une partie des chrétiens et des yézidis, ces derniers sont répartis dans les 70 camps à l’intérieur de l’Irak.

Cependant, la campagne électorale a davantage été dominée par la lutte contre la corruption. L’Irak, pays riche en pétrole, est considéré comme l’un des pays les plus corrompus dans le monde. Il occupe la 10e place du classement des pays connaissant la plus forte corruption. L’objectif de reconstruction ne peut être atteint que si un gouvernement est capable de lutter contre la corruption de la part de la classe politique. Dans cette perspective de reconstruction, le gouvernement pense avoir besoin d’une aide internationale pour la reconstruction estimée à 100 milliards de dollars, loin des estimations initiales par les ONG de reconstruction qui avancerait le chiffre de 400 à 600 milliards de dollars. Or, l’Irak est un pays riche, et d’après de nombreuses organisations issues de la société civile irakienne qui enquêtent sur la question de la corruption, sur 800 milliards de dollars, de revenus pétroliers depuis 15 ans, 312 milliards ont été détournés ces dernières années, notamment par des partis politiques et des ministres. Pour la population irakienne, première victime de cette situation, l’enjeu de la lutte contre la corruption a donc été au cœur de ces élections législatives. Durant sa campagne, l’actuel Premier ministre Haider al-Abadi a ainsi promis de reconstruire l’armée d’une part, et d’autre part de lutter contre la corruption des partis afin d’établir un gouvernement plus proche des préoccupations populaires.

Selon la Commission électorale, seulement 44.52% des inscrits ont voté, soit la plus faible participation depuis 2003. Comment pouvez-vous expliquer cette forte abstention ? De quelle manière les différentes communautés sont-elles représentées au Parlement irakien ?

L’Irak se trouvait dans une situation de rupture entre la classe politique et les électeurs, à l’exception de la région du Kurdistan dans le Nord du pays, population ayant la tradition de se mobiliser quand l’enjeu est important pour leur destinée, comme ce fût le cas pour le référendum avorté sur l’indépendance du Kurdistan en septembre dernier. Selon certains analystes locaux, l’absence de nouveaux visages sur les différentes listes a contribué à cette forte abstention, sauf pour la liste Sa’iroun (« Marche vers le changement ») présentée par Moqtada al-Sadr en alliance avec la société civile et le Parti communiste irakien. Cet homme politique chiite avait demandé aux 33 élus de son courant, membres du Parlement sortant, de ne pas se représenter pour laisser les places en faveur des nouveaux visages. C’est l’une des raisons pour lesquelles la liste du dignitaire chiite est, à la surprise générale, arrivée en tête du scrutin.

À l’inverse, les listes plus classiques présentant les mêmes politiciens au pouvoir depuis 15 ans, comme la liste « le gouvernement du droit » de l’ancien premier ministre Nuri al-Maliki, qui a perdu 2/3 de ces députés sortants, ont connu des revers électoraux. L’exemple d’Amar el Hakim, le dirigeant du parti historique irakien Majles al-Aala (le conseil supérieur), dirigé auparavant par son père et fondé par son oncle, est également parlant : il a quitté le Majles al-Aala pour fonder le « Hakmat » qui a fait un bon score, à l’inverse de son parti d’origine qui n’a obtenu, semble-t-il, aucun siège.

Par ailleurs, d’autres éléments ont contribué à cette abstention : l’existence de nombreux camps où il est difficile de voter, la multiplication des listes, le vote avec un système électronique pour la première fois, et la désunion au sein des partis mêmes. Par exemple, il y a eu une dizaine de listes chiites pour ces élections, symptôme de cette désunion politique. Ces divisions ont dès lors nui à la participation et ont dispersé les votes. Le seul point positif demeure dans la forte mobilisation de la région kurde, dans laquelle l’homogénéité du peuple a permis de s’accorder sur les revendications et volontés politiques, allant de 54 à 69% de participation pour cette communauté.

Quelle est la part de l’influence des puissances régionales, l’Iran et l’Arabie saoudite – et dans une certaine mesure les États-Unis -, sur le sort de ces élections ? 

L’Irak a été victime des divisions communautaires et confessionnelles depuis l’invasion américaine. La rivalité entre l’Arabie saoudite qui soutenait les Arabes sunnites – y compris Al-Qaïda en Irak, se transformant par la suite en Daech -, et l’Iran qui appuyait le gouvernement chiite et de nombreux partis et milices a renforcé la division confessionnelle entre les Arabes sunnites, minoritaires, et les Arabes chiites, majoritaires. Or, au cours de ces élections s’est manifestée une réelle volonté des Irakiens de surmonter la division confessionnelle, en prenant ouvertement une certaine distance vis-à-vis de l’influence iranienne.

Une autre raison du succès de Moqtada al-Sadr, chiite, en plus de renouveler la classe politique et de faire de la lutte contre la corruption son principal objectif, a été de s’édifier en tant que personnalité nationaliste arabe et irakienne, n’hésitant pas à se rendre dernièrement en Arabie saoudite. Dans la perspective de la constitution d’une coalition gouvernementale, il vient également d’exclure la présence des partis pro-iraniens tels que la liste Al Fatih (conquête) de Hadir al-Ameri, le chef de la liste des Hachd al-Chaabi soutenus par l’Iran, ainsi que celle de Nouri al-Maliki, dirigeant du parti historique d’opposition au régime de Saddam Hussein, Al Dawa. Enfin, il a récemment annoncé que dorénavant, il ne tolérerait pas la présence d’un seul soldat ou conseiller militaire américain en Irak. Ce mardi 15 mai, Moqtada alSadr a proposé une coalition entre sa liste, celle de Haider al-Abadi celle de Ammar al-Hakim, celle d’une liste arabe sunnite conduite par Ayad Alaoui, un chiite laïc, et des petits partis kurdes.

Le recul du confessionnalisme est un phénomène nouveau d’une grande importance afin de préserver l’Irak de l’influence étrangère. Ainsi, la liste el Nasr (« victoire »), conduite par le Premier ministre chiite Haider al-Abadi, composée comme la plupart des listes aussi bien par des chiites que des sunnites, arrive en tête devant les listes arabes sunnites dans la province de Ninive (Mossoul), région sunnite par excellence.

Or, cet élément-là va jouer dans la composition du gouvernement. Il n’est pas exclu que même si la liste du Premier ministre al-Abadi semble arriver en troisième position, derrière la coalition Sa’iroun de Moqtada al-Sadr en première position, talonnée par celle de Hachd al-Chaabi, des négociations vont avoir lieu entre les partis, aucune liste n’ayant remporté la majorité parlementaire. Dès lors, des concessions vont devoir être faites afin d’intégrer de nouveaux visages au sein du gouvernement. Des informations en provenance d’Irak laissent à penser que Moqtada al-Sadr (qui lui-même n’était pas candidat et ne souhaite pas entrer dans le gouvernement) pourrait se contenter de la reconduction de Haider al-Abadi, mais demanderait en contrepartie le ministère de la Défense ou de l’Intérieur. Les différents partis politiques irakiens semblent ainsi affirmer leur volonté de former un gouvernement à l’abri des influences extérieures.

Cela étant, l’Irak a normalisé ses relations avec l’Arabie saoudite même si elle a perdu son influence auprès des Arabes sunnites suite à la malheureuse expérience de Daech. Quant à l’Iran, celle-ci maintient une présence importante avec la liste des Hachd al-Chaabi et celle de Nouri al-Maliki notamment. Le pouvoir turc, quant à lui, espérait voir la liste des Turcomanes obtenir de bons résultats, et a de fait été déçu. Les Turcomanes ont contesté le résultat du scrutin à Kirkuk, appuyée dans leur demande par Ankara, sans succès. Après ces élections, l’Irak pourrait entrer dans une phase plus calme afin de reconstruire le pays politiquement, économiquement et socialement. Il n’en demeure pas moins que tout nouveau conflit qui apparaîtrait aux portes de l’Irak pourrait venir troubler le jeu…
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