ANALYSES

Législatives au Liban : des élections symboliques ?

Interview
4 mai 2018
Le point de vue de Karim Émile Bitar


Le 6 mai prochain, le Liban va connaître ses premières élections législatives depuis 2009. Malgré la situation quelque peu critique du pays, marquée par une faible croissance économique, un gouvernement instable et une persistance des rivalités régionales sur son territoire, une certaine effervescence demeure au sein de la société libanaise à la veille des élections. Ces législatives vont-elles permettre au Liban de renouveler sa classe politique ? Le point de vue de Karim Emile Bitar, directeur de recherche à l’IRIS.

Après neuf années sans élections, ces législatives vont-elles permettre au Liban de se stabiliser politiquement ? Quel va être l’effet de la nouvelle loi électorale introduisant un mode de scrutin proportionnel ?

C’est en effet la première fois depuis 2009 que les Libanais vont se rendre aux urnes. Ces dernières années, le Parlement s’était autoprorogé de façon illégitime et anticonstitutionnelle à deux reprises, en évoquant des prétextes sécuritaires liés à la situation instable de la région. Toute une génération de Libanais va donc voter pour la première fois. Cela suffira-t-il à remettre le pays sur la voie de la démocratie ? Est-ce que cela va permettre un renouvellement de la classe politique ? Rien n’est moins sûr. On vante souvent la résilience, bien réelle, de la société civile libanaise, mais on a parfois tendance à oublier que l’establishment politique libanais est très doué pour assurer sa reproduction. Au fil des ans, la « démocratie consociative » à la libanaise s’est transformée en véritable système oligarchique. Ces élections en témoignent. Le passage à la proportionnelle ne suffira pas à produire le changement escompté. Cette petite oligarchie de 6 ou 7 personnes contrôlant le pays fait elle aussi preuve de résilience et est très astucieuse. Ils sont incapables de gérer les affaires publiques et l’économie, mais dès lors qu’il s’agit d’assurer leur maintien au pouvoir, l’incompétence cède la place à une véritable ingéniosité dans la malfaisance. Ce ne sont pas des amateurs. L’argent, le communautarisme, la peur de l’autre, les parrainages étrangers sont les outils qui leur permettent de s’accrocher.

Le mode de scrutin proportionnel, adopté suite à la nouvelle loi électorale de juin 2017, aurait pu être une bonne nouvelle. Théoriquement, ce type de scrutin devrait permettre l’arrivée de nouvelles forces politiques. Cependant, le diable se niche dans les détails et a été introduit dans cette loi un certain nombre de mécanismes qui viennent vider la proportionnelle de son sens et de son contenu. Ce sont ajoutées à cela des alliances électorales purement tactiques et opportunistes entre partis de l’establishment traditionnel, ayant pour objectif de s’aider mutuellement à conserver le nombre de sièges dont ils disposent déjà. Le nouveau Parlement, qui sera élu le 6 mai prochain, devrait donc ressembler à bien des égards au Parlement existant. Il y aura beaucoup de nouveaux entrants, pour la plupart issus du système, mais le rapport de force global ne sera modifié qu’assez marginalement.

En règle générale, doivent résulter d’un scrutin proportionnel des listes cohérentes, construites et présentées par les mouvances politiques. La proportionnelle doit favoriser l’expression d’un vote partisan. Malheureusement, au Liban, dans le cadre de ces élections, les candidatures ont d’abord été présentées à titre individuel, et ce n’est que par la suite que des alliances électoralistes se sont formées. La plupart des listes sont très hétéroclites. Sur nombreuses d’entre elles, il y a à la fois des partisans de l’axe irano-syrien et des pro-Saoudiens, des notabilités traditionnelles, des figures issues des milices, ou encore des hommes d’affaires ayant littéralement « acheté » un siège sur l’une des listes les plus influentes. Par conséquent, ce scrutin donne l’impression que ces élections sont entièrement dépolitisées, avec une occultation des questions sensibles, stratégiques ou socio-économiques, ainsi qu’un désintéressement vis-à-vis des projets d’avenir. Il s’agit uniquement pour les forces en présence de compter leurs partisans et d’assurer une mobilisation électorale de leurs troupes afin de revenir au Parlement. Tous les moyens sont bons. L’asphalte est par exemple un agent électoral important. Pour certains candidats, notamment les notabilités locales fortunées, goudronner les rues des villages reculés permet d’augmenter rapidement leur capital électoral.

Quels sont les enjeux et défis du Liban à l’heure actuelle ?

Depuis une quinzaine d’années, le Liban subit directement les guerres régionales par procuration, notamment celle que se livrent l’Iran et l’Arabie saoudite sur le terrain de plusieurs pays voisins comme l’Irak, le Yémen, la Syrie et dans une moindre mesure le Bahreïn. Dans chacun de ces pays, figure un camp politique globalement aligné sur l’Iran et un autre plutôt proche de l’Arabie saoudite. Le Liban n’échappe pas à cela. Les élections de 2009 avaient été marquées par une polarisation très intense autour de la question des armes du Hezbollah. Doit-on revenir à un État qui détiendrait le monopole de la violence légitime, autrement dit désarmer le Hezbollah ? Ou doit-on considérer que tant que la menace israélienne persiste, l’arsenal du Hezbollah est légitime ? Aujourd’hui, ce débat a été largement occulté. Le rapport de force à l’échelle régionale a été quelque peu modifié : le camp iranien a le sentiment d’avoir remporté des victoires importantes en Syrie. Quelques figures au Liban continuent de mener le combat en réclamant le désarmement du Hezbollah, mais ces voies semblent noyées ou marginalisées. La quasi-totalité des partis politiques accepte de faire partie de « gouvernements d’union nationale » aux côtés du Hezbollah.

Le grand défi du Liban est de trouver les moyens d’être « insularisé », autrement dit de ne pas subir à nouveau les conséquences si les relations entre Téhéran et Riyad ou entre Téhéran et Washington devaient se dégrader. Il y a un sentiment d’être dans une situation de calme avant la tempête même si ces élections du 6 mai vont être marquées par une ambiance folklorique. Ce ne sont peut-être pas des élections parfaitement démocratiques, mais elles ont le mérite d’avoir lieu, dans une région où la démocratie est loin d’être la norme.

Par contre, dès le 12 mai, la situation au Moyen-Orient risque de se dégrader considérablement si Donald Trump décide de rompre l’accord nucléaire avec Téhéran. Le Liban serait un des pays qui serait directement affecté compte tenu de l’influence iranienne dans le pays, et une montée des tensions pourrait avoir lieu à l’échelle régionale.

La priorité, comme toujours, devrait donc être de se désengager de cette guerre des axes et de former un gouvernement qui pourra s’attaquer aux grands défis économiques et sociaux, à l’heure où une grande partie de la population continue de souffrir du chômage, de la pauvreté, de la crise des déchets et des coupures d’électricité. Il faut espérer qu’après ces élections, la classe politique libanaise, plutôt que de se laisser embarquer dans de grandes querelles géopolitiques qui dépassent le Liban, se préoccupe des questions concrètes pour l’amélioration de la vie quotidienne des Libanais.

L’édification d’un État fort et impartial demeure le principal défi. Le général de Gaulle l’avait déjà compris durant son séjour au Liban, entre 1929 et 1931. Dans un discours prononcé à l’Université Saint-Joseph, il avait incité la jeunesse libanaise à « construire un État », à « créer et nourrir un esprit public, c’est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général. » En 2018, nous sommes encore très loin d’avoir construit un État fondé sur les valeurs de la citoyenneté.

 

 
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