ANALYSES

Géopolitique du sucre : et si on en parlait ?

Interview
9 novembre 2017
Le point de vue de Sébastien Abis


Le sucre est partout présent dans notre quotidien et fait l’objet de nombreux débats. Devrait-on s’y intéresser autrement et constitue-t-il une denrée de base stratégique dans le monde contemporain ?

Oui assurément, bien que cela dépende de l’endroit où l’on se trouve. Comme d’autres produits qui nous accompagnent chaque jour dans nos systèmes alimentaires, le sucre est consommé sans que l’on regarde l’arrière-plan stratégique qui le concerne. Dans une situation d’abondance alimentaire, où le curseur s’est déplacé sur les enjeux qualitatifs et sur la santé des individus, le sucre est devenu une matière à controverses. Or il apparaît comme problème uniquement lorsqu’il est consommé de façon excessive, phénomène nutritionnel qui fait écho à des enjeux de comportement alimentaire et d’activité physique. En outre, soulignons l’importance de la notion de plaisir ici. Le sucre participe pleinement à cette dynamique essentielle de l’alimentation des individus. Sans sucre, beaucoup de repas et de journées seraient bien plus monotones. Mais encore une fois, tout est question d’équilibres.

Et précisément, dans cette volonté d’adopter des pratiques et des démarches équilibrées, il convient de rappeler quelques réalités agricoles derrière ce produit de large consommation. Le sucre s’est mondialisé mais toute la planète n’en produit pas. A l’instar de nombreux autres produits stratégiques de notre alimentation de base, le sucre s’est banalisé (comme s’il pouvait presque automatiquement être disponible sur nos tables, dans nos armoires ou nos supermarchés), alors qu’il repose sur de subtils équilibres mondiaux entre l’offre et la demande et entre pays qui en produisent et ceux qui en importent fortement.

Quelle est donc, actuellement, cette cartographie mondiale du sucre ?

Produit principalement à partir de la canne à sucre et de la betterave sucrière, il doit répondre à une demande mondiale en croissance continue. En 50 ans, elle est passée d’environ 70 millions de tonnes (Mt) à un volume de 185 Mt désormais. Un quasi triplement sur l’espace d’un demi-siècle. Si le sucre est concurrencé par les édulcorants dans les pays riches, il ne l’est pas dans les pays émergents ou en développement. Les ventes de sucre mondiales suivent d’ailleurs la démographie et nous observons une relative stabilité des ventes moyenne par habitant depuis quelques années (25 kg par personne par an actuellement, contre 20 au début des années 1970, mais ces chiffres sont à relativiser car ils comprennent les utilisations non alimentaires, les pertes, etc.). Par rapport au début des années 2000, la planète « réclame » 55 Mt de sucre supplémentaire aujourd’hui ! C’est une hausse colossale à laquelle les planteurs font face, en cultivant davantage, en améliorant leur rendement et en réduisant leur empreinte environnementale, puisqu’ils sont de plus en plus nombreux, à l’image de beaucoup d’agriculteurs, dans cette double quête du produire plus et mieux.

Ces chiffres globaux ne doivent pas masquer des disparités territoriales significatives. D’abord, sur les 190 millions de tonne de sucre produites actuellement sur le globe, trois-quarts sont issues de la canne, qui est la véritable locomotive de la hausse mondiale de la production de sucre, passant de 42 à 147 Mt entre le début des années 1970 et la situation présente. La canne à sucre pousse essentiellement en Amérique latine, en Afrique et en Asie. Mais soyons plus précis. Le Brésil, seul, fait 40 Mt, soit près de 25% de la production mondiale de sucre ! La moitié du sucre brésilien sert à fabriquer de l’éthanol. Je le précise car ne perdons pas de vue la diversité des usages de cette production sucrière. Au-delà du sucre, nous trouvons comme autres produits de la filière des biocarburants, de l’alcool et des transformations pour le secteur de la chimie et de l’industrie. Revenons à la canne à sucre dans le monde et à sa production. Après le Brésil, nous avons l’Inde qui réalise en moyenne entre 25 et 30 Mt, suivie par la Chine et la Thaïlande qui chacune font 10 Mt. Ensuite, en complément, avec 25% de la production mondiale, viennent les productions réalisées à partir de la betterave à sucre. Elle est majoritairement située en Europe (16 Mt) et autour de la mer Noire (10 Mt entre Russie, Ukraine et Turquie), sans oublier également les Etats-Unis (5 Mt).

Le sucre, consommé chaque jour par plusieurs milliards de personnes sur tous les continents, est donc produit dans des zones extrêmement réduites. En effet, les surfaces mondiales dédiées à la culture du sucre sont de 32 millions d’hectares, ce qui est dérisoire ! Cela représente à peine 0,2% du total des terres émergées du globe, près de deux fois moins que la France hexagonale. A titre comparatif, les surfaces mondiales en blé sont de 220 millions d’hectares. Par ailleurs, vous avez 10 pays qui assurent deux-tiers de la récolte mondiale de sucre : Brésil, Inde, Chine, Thaïlande, Etats-Unis, Russie, Mexique, Australie, Pakistan et France. On comprend mieux dans ce contexte le rôle du commerce international mais aussi l’importance des circuits longs et du cortège d’acteurs qui transforment, transportent et distribuent ce produit de base. Si l’on inclut les mouvements intra-communautaires au sein de l’Union européenne (UE), ce sont environ 70 Mt de sucre qui sont exportées en moyenne chaque année actuellement. Le Brésil en assure 40% avec environ 30 Mt, suivi par la Thaïlande, second exportateur mondial de sucre avec en moyenne 7 Mt par an. L’Australie, l’Inde, le Mexique et le Guatemala sont également actifs sur le plan des exportations, mais avec de moindres volumes. Et puis bientôt devrait s’inviter l’Europe à ce panel.

Quelles sont en effet les positions de l’Europe dans ce paysage sucrier mondial ?

L’UE a décidé de mettre fin à son système de quotas sucriers depuis le 1er octobre 2017. C’est un changement stratégique majeur après 50 ans d’existence d’un système conçu et organisé dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC). Or celle-ci évolue ces dernières années, les contraintes de volumes disparaissent et la libéralisation des échanges s’amplifie. Compte tenu de la hausse de la demande mondiale alimentaire sur de nombreuses denrées de base, l’UE a décidé en 2013 de supprimer ces quotas pour exprimer son potentiel agricole continental mais aussi à l’export. Cette campagne en cours devrait se traduire par une récolte de 20 Mt environ en Europe qui libérerait environ 4 Mt à l’export sur pays tiers. Cela représente près de 10% de la production mondiale de sucre. L’UE n’est pas un géant agricole sur ce produit, mais compte néanmoins dans l’équation mondiale. La fin des quotas s’affiche en tout cas comme un basculement notable. Ses effets sont multiples. D’abord, dans la perspective de cette fin des quotas, les surfaces dédiées à la betterave à sucre ont fortement augmenté ces derniers mois. En France, premier producteur européen (environ 5 Mt), la croissance est de 20%. En Allemagne, le mouvement est similaire. Ce pays est le second producteur de sucre en Europe (4 Mt), suivi par la Pologne (2 Mt). En 2018, l’UE devrait donc placer environ 4 Mt sur les marchés mondiaux. Bien que cela soit largement inférieur au Brésil, ces quantités viennent se positionner dans un contexte où l’équilibre est bon entre l’offre et la demande. Les prix ne sont d’ailleurs pas très favorables. Le cours du sucre a été divisé par deux entre l’automne 2016 et l’automne 2017. Pour l’Europe et ses planteurs, il convient donc d’agir dans un contexte de forte volatilité des cours et de compétition à l’échelle internationale. La co-production avec des partenaires sud-américains, maghrébins ou asiatiques constitue une stratégie assumée par plusieurs groupes agro-industriels européens du sucre. Ils sont tous en position d’accroître leurs exportations vers les zones où la consommation augmente rapidement. Le bassin méditerranéen et le continent africain apparaissent vite dans cette équation comme des pôles incontournables, où l’Europe peut conjuguer commerce et développement, investissement productif et coopération logistique ou scientifique. Les enjeux de sécurité alimentaire s’avèrent propices à ce type de partenariat global.

Et la France dans tout cela ? Que représente le sucre dans ce pays souvent décrit comme une puissance agricole de premier plan ?

La France est le 10ème producteur mondial de sucre, avec environ 5Mt, soit 8 fois moins que le Brésil et deux fois moins que la Chine. Mais la France est leader mondial de la betterave sucrière et premier producteur de sucre de l’UE. De la canne à sucre est également cultivée dans les départements d’outre-mer (Guadeloupe, Martinique, Guyane et La Réunion). La France dispose de rendements excellents, parmi les plus élevés du monde, fruit d’une recherche scientifique et agronomique qu’il faut saluer, car elle accompagne le travail des agriculteurs et contribue aux bons résultats de l’industrie sucrière française. Depuis 1970, les rendements sucriers ont quasiment doublé en France, passant de 6,5 tonnes sucres à l’hectare à 13 en moyenne désormais. 70% de la production nationale est dédiée à l’alimentation dont 10% sert directement à fabriquer des « sucres de bouche », ces petits carrés blancs très présents dans notre quotidien. L’éthanol et les alcools captent ensuite 20% de la production française.

Le pays dispose donc d’atouts indéniables et il a une véritable carte stratégique à jouer dans ce contexte mondial où la demande en sucre s’accroît. Qui saurait pourtant décrire une betterave sucrière en France lorsqu’il met un sucre dans son café ? Il s’agit pourtant d’une plante vitale aux caractéristiques bien définies, répondant à un calendrier de culture précis, et considérée comme une tête d’assolement pour les agriculteurs. Dans notre pays, on plante en hiver et on récolte généralement à partir de mi-septembre. Il lui faut aussi une géographie propice à son développement. Nous retrouvons l’incontournable triptyque climat – eau – sol qui fait souvent la différence pour être performant en agriculture. Sans météorologie clémente (ni trop chaud, ni trop froid), sans apport hydrique régulier et stable, sans terres arables, il n’est pas du tout évident de se lancer dans la betterave sucrière. D’où le pôle de production dominant que représente l’Europe, continent où les conditions géographiques sont bien meilleures qu’ailleurs. On a tendance à l’oublier, mais c’est un atout pour l’Europe à l’échelle du globe.

Et la France se situe belle et bien au cœur de ce dispositif car, outre des rendements de qualité, des productions régulières et des capacités de transformation et de logistique compétitive, le pays est engagé avec son agriculture dans des démarches environnementales visant à se combiner avec les performances économiques. Des investissements importants sont par exemple mis en œuvre pour réduire drastiquement la consommation énergétique des sucreries et les planteurs sont engagés dans des itinéraires de production optimisant la gestion des ressources naturelles.

Au-delà de l’agriculture en général et après les céréales, vous voilà donc en train de travailler sur la géopolitique du sucre ?

En effet, le sucre, comme je l’ai fait avec le blé récemment, mériterait d’être traité sous l’angle de l’analyse stratégique. Les quelques considérations émises précédemment semblent justifier cette orientation. Beaucoup de choses sont dites ou écrites sur l’agriculture, l’alimentation ou les produits de base de notre consommation quotidienne. Dans nos sociétés européennes, nous avons tendance à perdre de vue le caractère géopolitique de ces questions. Il m’avait paru important de proposer un autre regard, moins technique, plus grand public, et surtout pluridisciplinaire, à propos du blé, cette céréale centrale pour la sécurité alimentaire mondiale.

Une telle démarche sur le sucre me paraît opportune à l’heure où l’on ne doit pas enfermer les débats agricoles et alimentaires sur des réflexions uniquement locales et court-termistes. La mondialisation alimentaire est une tendance lourde. Elle n’efface pas les gastronomies locales et les circuits courts. Mais elle s’impose partout dans ce monde où les brassages socioculturels sont incessants et où les individus aspirent à consommer de manière diversifiée et non-linéaire. Un déjeuner local le midi peut précéder un dîner mondial le soir. Ce qui signifie qu’il faille plusieurs modèles agricoles pour un tel éventail de comportements alimentaires.
Sur la même thématique