ANALYSES

Une Europe allemande ?

Tribune
21 juillet 2015
L’ampleur du fossé entre gouvernements français et allemand sur la question grecque est surestimée. La confrontation rhétorique sur le troisième plan d’aide tend plutôt à voiler la réalité de la situation actuelle, dans laquelle les gouvernements de la zone euro ne souhaitent pas remettre en cause la gestion allemande en profondeur. Alors que le gouvernement allemand est critiqué pour la dureté de ses méthodes et des mesures d’austérité qu’il impose à la Grèce, de nombreux gouvernements sont inquiets que l’approche allemande n’apparaisse comme anti-euro, déstabilisant ainsi leur propre ligne politique, centrée sur la convergence vers une certaine vision du modèle économique allemand.

Il est particulièrement important de prendre en compte l’évolution sociologique qui a eu lieu en France et dans la plupart des pays d’Europe occidentale au cours des quatre dernières décennies, avec la montée en puissance de la haute administration aussi bien dans le monde politique qu’économique. Dans ce contexte, la focalisation sur un modèle idéalisé a façonné l’action de la plupart des dirigeants européens, souhaitant appliquer des recettes indiscutables, abusivement qualifiées de libérales. La notion de monnaie unique a principalement émergé en France au sein de cercles issus de la haute administration, soucieux de déterminer une nouvelle étape pour l’intégration européenne, une idée qui devait accroître la stabilité et le prestige de l’Europe et, bien plus encore, encourager la convergence avec l’Allemagne.

Dans le sillage de l’explosion du système de Bretton Woods au début des années 1970, les gouvernements européens eurent le plus grand mal à stabiliser leurs taux de change. Le jeu constant de réajustement était alors perçu comme une humiliation par les gouvernements qui devaient gérer une monnaie dite faible, et l’alignement avec le deutschemark commença alors à être considéré comme le but ultime de la politique économique. Un nouveau corpus intellectuel émergea pour établir les conditions d’une convergence rapide mais le coût économique réel de ce processus de convergence ne fut jamais correctement estimé, alors qu’il atteint rapidement des sommets. L’Italie en est un bon exemple, puisque sa dette publique s’envola (et doubla presque) dans les années 1980 et 1990 lorsque la Banque d’Italie fixa des taux d’intérêts très élevés de façon à combattre l’inflation et stabiliser le taux de change de la lire avec le mark, poussant ainsi à la hausse les taux d’intérêt de long terme et par conséquent, le fardeau de la dette. L’explosion du système monétaire européen (SME) résulta de l’insistance avec laquelle la Bundesbank combattit les poussées d’inflation dues aux modalités de la réunification allemande, et négligea la situation dans laquelle se trouvaient d’autres pays comme le Royaume-Uni qui, faisant face à une récession, ne pouvaient que difficilement se permettre d’augmenter les taux pour défendre leur taux de change. Pour autant, cela ne découragea pas la plupart des responsables européens. La Banque de France parvint à maintenir sa politique du franc fort, plongeant, par là même, l’industrie française dans une phase de déflation [1] qui perdure encore, alors que l’Italie et le Royaume-Uni connurent une dévaluation massive. Cette expérience, qui fut perçue comme une humiliation, vaccina le monde politique britannique contre toute perspective concrète d’intégration à l’union monétaire. En parallèle, la plupart des gouvernements européens, dont l’Italie, négligèrent les effets bénéfiques de la dépréciation qui résulta de l’explosion du SME et accueillirent avec enthousiasme l’idée d’union monétaire comme le moyen par excellence de prévenir toute nouvelle « humiliation monétaire ».

A de nombreux égards, la monnaie unique est plus ancienne qu’il n’y paraît, puisque ses racines sociologiques remontent au « serpent monétaire » des années 1970. Le processus d’unification monétaire a ainsi façonné deux générations de cadres politiques et de hauts fonctionnaires. La gestion de l’euro est souvent décrite, dans le reste du monde, comme obscure et explosive par des commentateurs enclins à penser qu’une forte opposition devrait finir par se développer, parmi les gouvernements de la zone euro, contre des programmes de renflouement voués à l’échec. Pour autant, cette dynamique ne s’est pas encore concrétisée, même lorsqu’un Alexis Tsipras a été élu par une population désespérée. Souvenons-nous que le Premier ministre grec a envoyé ce qui équivalait à une lettre de capitulation aux responsables européens le 30 juin, soit cinq jours avant la tenue du référendum sur le plan d’aide. M. Tsipras n’a probablement jamais eu l’intention de rejeter un nouveau programme d’austérité et cherchait un moyen de galvaniser l’opinion publique tout en se maintenant dans le complexe jeu européen. Sa stratégie a viré au tragique lorsque le gouvernement a dû fermer les banques et mettre en place un contrôle des capitaux qui laissera des traces. Malgré le chaos actuel, M. Tsipras est certainement promis à un brillant avenir au sein des institutions européennes.

Sur un plan différent, François Hollande a notamment été élu en 2012 sur la promesse de renégocier le pacte budgétaire européen avec le gouvernement allemand. A l’époque, cette promesse électorale fut prise au sérieux bien que sa réalisation fût improbable et que le candidat socialiste ne cachât pas qu’il n’avait pas d’aversion particulière pour les politiques d’austérité. Plus récemment, le président s’est fermement opposé à l’idée du « Grexit », au moment où son approbation aurait effectivement été nécessaire si Angela Merkel avait voulu s’engager dans la voie préconisée par Wolfgang Schäuble. Cela ne signifie pas, pour autant, que le gouvernement français s’oppose à la gestion de la zone euro par l’Allemagne. Il souhaiterait, bien au contraire, que l’Allemagne incarne un leadership plus fort, mais sur une ligne davantage compatible avec la préservation de la zone euro, quel qu’en soit le coût. De ce point de vue, la position de la France est tout à fait stable, dans la continuité de la ligne politique que l’on nomma précédemment « Merkozy ». On a, au cours des derniers mois, senti un fort embarras, en France et ailleurs dans la zone euro, lorsque le gouvernement allemand a paru de plus en plus las d’élaborer des plans politiques visant à garder la Grèce dans la zone euro et tenté de subordonner la préservation de la zone euro à des enjeux de politique nationale. Dans ce contexte, étant donné le malaise créé par les méthodes musclées du gouvernement allemand, un certain nombre de leurs homologues de la zone euro ont éprouvé le besoin de prendre leurs distances, sur le plan rhétorique essentiellement. La question de la restructuration de la dette grecque en est un bon exemple. Personne parmi les responsables européens ne croit que la dette grecque ne puisse devenir supportable sans un réajustement massif. L’Allemagne insiste pour limiter toute restructuration à un « reprofilage » (extension supplémentaire des maturités et abaissement des intérêts), et exclut toute décote à proprement parler, bien que cette solution semble nécessaire. Alors que la plupart des autres gouvernements européens, dans le sillage du FMI, milite pour un ajustement, ceux-ci favorisent également une restructuration douce, sous la forme d’un reprofilage. Curieusement, plusieurs responsables politiques sous-entendent, à ce sujet, qu’ils croisent le fer avec l’Allemagne, tout en étant en fait en phase avec la Chancelière. Ce mélange contradictoire d’alignement avec le gouvernement allemand et de bravade rhétorique crée une confusion délétère.

François Hollande s’est engagé, lors de sa traditionnelle interview du 14 juillet, à promouvoir un gouvernement économique de la zone euro, la création d’un parlement et la convergence fiscale avec l’Allemagne. Bien loin d’une approche confrontationnelle, cela laisse peu de doute quant à sa vision de la zone euro. Néanmoins, son engagement rend en fait la situation plus complexe à saisir, étant donné qu’une zone euro allemande n’est pas nécessairement une idée plaisante aux yeux des Allemands eux-mêmes. L’Allemagne a développé, sous le leadership de Gerhard Schröder et d’Angela Merkel, une approche nationale des questions politiques, en particulier sur le plan économique. Il ne fait aucun doute que l’euro a été utilisé par l’Allemagne pour reconstituer son excédent commercial massif, par le biais de sa politique de modération salariale, dans les années 2000, contrebalançant ainsi les effets de la réunification au cours de la décennie précédente. Pour autant, un excédent commercial proche de 7% du PIB n’a guère de sens, même aux yeux des économistes et responsables politiques les plus conservateurs. Il faut admettre qu’en écoutant Wolfgang Schäuble, il semble que les responsables politiques allemands visent à mettre en place une Europe allemande. Bien que cela puisse paraître surprenant pour qui n’est pas familier de la scène politique allemande, le ministre des Finances est en fait un fédéraliste européen et appartient, à ce titre, à une minorité au sein de la droite allemande. M. Schäuble a une vision pour l’Europe, celle d’une union monétaire étroitement contrôlée par son pays selon des règles allemandes élevées au rang de loi européenne. L’état d’esprit d’Angela Merkel est certainement plus en phase avec l’opinion publique de son pays. Bien que l’approche légaliste et intransigeante du ministre des Finances le rende très populaire en Allemagne (plus d’ailleurs que la Chancelière), son type particulier de croyance européenne est partagé par peu de ses concitoyens, en particulier au sein de sa famille politique.

L’idée d’une Europe allemande est en rupture avec la séquence historique d’après-guerre, lorsque Konrad Adenauer fonda l’Union chrétienne-démocrate (CDU). En tant que catholique rhénan, il tendit la main aux conservateurs protestants pour créer, avec succès, un mouvement politique qui visait à occidentaliser l’Allemagne pour de bon et mettre un terme à sa « voie particulière » (Sonderweg) [2]. Alors que les références courantes au Troisième Reich pour juger la position actuelle du gouvernement allemand n’ont guère de sens, l’insistance des autres gouvernements européens à ce que l’Allemagne assure le leadership économique de l’Europe (mais avec un style plus conciliant) a déstabilisé le processus historique de normalisation européenne, au cours des quatre dernières décennies. L’Allemagne, comme tout autre pays européen, ne devrait pas avoir à assumer la gestion de la zone euro mais simplement celle de sa propre économie (ce que souhaite la majorité des Allemands), de façon coopérative. Réciproquement, aucune mesure d’austérité excessive n’aurait jamais dû être imposée aux gouvernements grecs successifs en échange de plans de sauvetage. Le statu quo politique actuel, qui consiste à mettre en œuvre des plans d’aide dépressionnistes tout en préservant la zone euro sous sa forme actuelle coûte que coûte, n’est pas tenable. Le monde politique européen n’aura finalement d’autre option que de s’orienter vers des choix décisifs.

[1] Depuis 1992, les prix manufacturiers ont décliné de 9% en France, alors qu’ils ont augmenté de 28% au Royaume-Uni et de 11% en Allemagne. Source : Commission européenne, base de données Ameco, “Price Deflator of Gross Value Added: Manufacturing Industry”, données extraites le 17 juillet 2015.
[2] Sources : “Der Weg nach Westen”, Manfred Görtemaker, Spiegel Special 1/2006 ; “Kein Visionär oder Eiferer, sondern ‚praktisch und rheinisch‘“, Jacques Schuster, Die Welt, 2 mai 2001 ; “CDU und Kirche: Den Katholiken geht das politische Personal aus“, Spiegel Online, 11 mars 2012
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