ANALYSES

Crise politique en Allemagne : un coup dur pour l’Union européenne ?

Interview
23 novembre 2017
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Près de deux mois après les législatives, l’Allemagne n’a toujours pas de majorité pour être gouvernée. Cette crise politique pourrait potentiellement signifier une fin de parcours pour Angela Merkel, après 12 ans passés à la Chancellerie. Elle entre également en collision avec le discours d’Emmanuel Macron sur une réforme de l’Union européenne et la nécessaire reconsolidation du couple franco-allemand comme préalable. Le point de vue de Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS, sur les conséquences de cette crise politique.

L’Allemagne n’arrive pas à se construire une majorité. Est-ce un échec personnel pour Angela Merkel ? Est-ce l’illustration que ce troisième mandat de la chancelière a opéré une saturation politique ?

C’est effectivement un échec personnel pour Angela Merkel, dont la façon d’aborder la politique bute sur une impasse. Cette approche consiste à prendre des idées dans tous les camps : à droite, à gauche, que cela touche à l’environnement, l’immigration ou encore l’économie, puis à regrouper des partis aux bases idéologiques diverses dans le cadre d’une succession de coalitions sans véritable ossature. Alors que ce système de coalition est a priori conçu comme temporaire, il a pris avec Angela Merkel la tournure d’un véritable système de gouvernement, depuis son accession au pouvoir en 2005 après une élection qui fut déjà difficile.

Si l’on prend le cas des libéraux (FDP), leur coalition de 2009 à 2013 avec les chrétiens-démocrates s’était achevée de manière catastrophique pour eux, avec un score inférieur au seuil des 5% requis pour siéger au Bundestag. Cela a amené le leader actuel du parti, Christian Lindner, à considérer qu’une alliance avec les conservateurs et les écologistes n’allait pas de soi et à finalement claquer la porte de ces négociations impossibles dimanche. Actuellement, le FDP s’est engagé dans une refonte idéologique axée sur un euroscepticisme rejetant tout mécanisme approfondi de solidarité à l’échelle européenne. Le fait qu’il ait claqué la porte des négociations lui a été fortement reproché et on ne peut effectivement exclure une forme de préméditation. Mais, en prenant du recul et en dépassant la question spécifique du positionnement des libéraux, il apparaît que cette coalition tripartite aurait été dans tous les cas aussi instable qu’alambiquée.

Ce système de coalitions récurrent pose de nombreuses questions, en ce qui concerne notamment la représentativité démocratique. La notion d’alternance ne se traduit plus vraiment par les politiques menées mais simplement par l’appui successif de divers partis, le SPD, le FDP et peut-être les Verts, autour du bloc CDU-CSU qui procède en retour, sous l’égide de Mme Merkel, à un grand mélange politique des idées de tous les partis fréquentables. Ce système de coalition a pour effet l’étouffement des partis censés porter une alternance, de par leur coopération permanente avec le parti principal. Cette paralysie des oppositions fait le lit des extrémismes alors que l’on pourrait penser, de prime abord, qu’un système de coalition permanent représenterait un idéal de synthèse. En réalité, nous assistons depuis des années à une érosion progressive mais continue du débat politique en Allemagne, résultat d’un unanimisme qui a entériné le déclin des partis de gouvernement au Bundestag, au rang desquels la CDU et sa variante bavaroise, la CSU et, dans une plus grande ampleur encore, les sociaux-démocrates.

L’issue de cette crise politique ne peut se penser que par une restructuration intellectuelle des partis et une réorganisation de leur programme dans une logique d’opposition sur des sujets parfois difficiles.

Quelles sont les perspectives de sortie de crise politique ? L’image de stabilité allemande ne sera-t-elle pas mise à mal durablement ? Avec quelles conséquences ?

Il existe plusieurs options mais toutes sont hautement problématiques. La première est celle de la formation d’une nouvelle Grande Coalition (CDU/CSU-SPD) après l’échec de la coalition dite « Jamaïque » (CDU/CSU-FDP-Verts). Or le SPD, à l’issue des élections fédérales de septembre dernier, a estimé que son mauvais score l’obligeait politiquement et moralement à siéger dans l’opposition. En parallèle, le président fédéral, Frank-Walter Steinmeier, qui est lui-même social-démocrate et qui n’a qu’un rôle symbolique en temps normal s’est largement impliqué dans cette crise politique. Il tente d’œuvrer en faveur d’une coalition CDU/CSU-SPD bien que cela soit rejeté par le chef du parti, Martin Schulz.

Une autre option consisterait à former un gouvernement minoritaire. On pourrait prendre par exemple l’hypothèse d’une alliance du bloc conservateur CDU/CSU avec les libéraux du FDP ou encore des conservateurs avec les Verts, une idée de rapprochement pour le moins surprenante que les responsables écologistes sont pourtant très désireux de mettre en œuvre. Mais un gouvernement de minorité aurait pour conséquence, dans tous les cas de figure, une instabilité dans le travail législatif. De par le contexte politique actuel, ces deux orientations sont clairement rejetées.

De nouvelles élections sont également possibles et elles devraient s’imposer en toute logique si une « grande coalition » entre conservateurs et sociaux-démocrates ne se reforme pas. Cependant, cette option de dernier ressort ne serait pas même immédiate en cas d’impossibilité de construire une majorité absolue. Il faudrait en effet nommer un chancelier intérimaire qui devrait obtenir une majorité relative au Bundestag, au terme d’un processus de votes multiples. En concertation avec ce chancelier, le président fédéral pourrait dès lors dissoudre le parlement afin de convoquer de nouvelles élections. Or un scénario similaire à celui de septembre pourrait se produire de nouveau : une grande confusion politique et idéologique menant à l’impasse actuelle sur fond de renforcement des populistes de l’AfD.

Emmanuel Macron avait misé lors de sa campagne sur l’importance du couple franco-allemand dans la perspective d’entreprendre des réformes majeures au sein de l’Union européenne telles que l’union économique et monétaire ou encore l’Europe de la défense. Ces projets risquent-ils de devenir caducs en l’absence d’un partenaire ?

Les projets d’Emmanuel Macron, quant au parachèvement de la zone euro en particulier, étaient de toute manière mal engagés. La perspective d’une solidarité véritablement accrue avec des transferts systématiques au travers d’un budget commun substantiel est taboue pour une large partie de l’opinion allemande et des responsables politiques. Cela s’est, entre autres, manifesté dès le lendemain de l’élection française par les déclarations du ministre des Finances allemand d’alors, Wolfgang Schäuble (désormais Président du Bundestag). Tout en se félicitant de l’élection d’Emmanuel Macron, il avait clairement exprimé son désaccord à la création d’un véritable budget commun pour la zone euro, tout en proposant des mesures allant dans le sens des propositions du président français mais relevant en réalité plutôt d’un habillage cosmétique. L’instabilité politique allemande éloigne encore davantage la perspective d’un accord sur les réformes voulues par Emmanuel Macron, mais ne change pas fondamentalement la donne, qui était déjà peu favorable à ces avancées.

Quant à la défense européenne, relancée à la suite du Brexit pour afficher le volontarisme d’une Union européenne en pleine tourmente, elle est confrontée à la réalité de doctrines stratégiques différentes. Il y a certes une volonté relativement forte de dépasser les difficultés de fond, au moyen d’avancées concrètes mais l’on est encore loin d’une mutualisation de l’outil militaire en vue de la constitution d’une véritable défense européenne.

Plus généralement, la volonté d’Emmanuel Macron de faire renaître le couple franco-allemand est légitime en soi, mais elle bute sur des conceptions politiques antagonistes et la réalité du profond déséquilibre politique et économique qui mine la coopération européenne. Le couple franco-allemand en tant que tel (notion qui n’a d’ailleurs pas de véritable traduction en allemand) n’existe plus depuis un quart de siècle. Il serait indiqué pour la France d’opérer un recentrage sur des questions de coordination macro-économique ayant une traduction concrète et de ne pas tout miser sur l’idée de profondes réformes institutionnelles, surtout lorsqu’elles restent improbables. Cela passerait notamment par une meilleure coordination des investissements, des politiques industrielles et technologiques, afin d’opérer un véritable rééquilibrage des politiques économiques de l’Union européenne. Cette coordination ne peut passer que par un réalisme accru et des négociations plus franches et directes, en affichant d’emblée des objectifs claires de rééquilibrage face au modèle de compression généralisée censé assurer les conditions d’une convergence avec l’Allemagne.

L’idée selon laquelle la vague populiste se serait écrasée sur les côtes de l’Europe continentale a vécu. L’Allemagne est désormais aux premières loges de la profonde crise de sens politique qui secoue l’Europe. La réorientation vers un projet collectif viable nécessite le dépassement des innombrables lignes de fracture, qu’elles soient liées aux chaotiques négociations du Brexit, à la dichotomie Nord-Sud au sein de la zone euro ou aux tensions croissantes entre Europe de l’Ouest et de l’Est.
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