ANALYSES

Le sort des Rohingyas, preuve de la faiblesse du pouvoir de Aung San Suu Kyi ?

Interview
8 septembre 2017
Le point de vue de Barthélémy Courmont
Comment expliquer les persécutions dont la communauté Rohingya est victime depuis plus de soixante-dix ans ? Pourquoi cette haine est-elle si vivace chez les Bamars ?

Il faut tenir compte d’un certain nombre d’éléments qui sont à la fois d’ordre historique et ethnique. D’abord, cette communauté des Rohingyas n’en est pas véritablement une à part entière : il ne s’agit pas d’un groupe ethnique mais religieux. D’un point de vue étymologique, Rohingya signifie musulman de l’Arakan, du nom de la province dans laquelle ils se trouvent. Au sein de cette population, se trouvent à la fois des personnes qui vivent sur place depuis le IXe siècle – date des premières implantations musulmanes en Birmanie – et d’autres populations qui, au contraire, sont arrivées beaucoup plus tardivement, notamment au XIXe siècle, époque de la colonisation britannique sous l’impulsion de ces derniers qui avaient alors besoin d’une main d’œuvre venant du Bangladesh. Il y a donc différents niveaux au sein même de cette population. Si ce n’est pas un groupe ethniquement défini, il se caractérise par une attache religieuse.
Les persécutions auxquelles nous assistons depuis soixante-dix ans – soit depuis l’indépendance de la Birmanie au lendemain de la seconde guerre mondiale – s’expliquent par un ressenti très fort des Bamars, à majorité bouddhiste, qui constituent le principal groupe ethnique et religieux en Birmanie. Ces derniers n’acceptent pas cette population qui est apparue beaucoup plus tardivement et dont les membres sont considérés comme des intrus et des immigrés.
La junte au pouvoir pendant de nombreuses années, à défaut d’avoir cherché à calmer les dissensions, a exacerbé le sentiment nationaliste autour de cette majorité bamar avec des conséquences très difficiles pour toutes les minorités à l’intérieur de l’union du Myanmar (les Karen, les Kachin, etc.) qui ont été l’objet de sévices et de violences. Les Rohingyas n’ont pas fait exception, avec une différence majeure qui explique sans doute le statut très difficile dans lequel se retrouve désormais cette minorité : une loi, adoptée en 1982 à l’époque de la junte militaire, a décidé de n’octroyer la citoyenneté birmane qu’aux populations présentes sur le territoire avant 1823, date de l’arrivée des colons britanniques. Les Rohingyas s’en sont ainsi vus privés. Ils sont ainsi d’une certaine manière des apatrides à l’intérieur de la Birmanie.

Le mutisme d’Aung San Suu Kyi est-il une preuve de sa position de faiblesse par rapport à la junte militaire ?

Il y avait évidemment des attentes très importantes avec l’arrivée au pouvoir des démocrates et de Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix à l’image extrêmement positive dans le monde entier et en particulier dans le monde occidental. On attendait de sa part que l’ensemble des problèmes, à commencer par les problèmes démocratiques de la Birmanie, soient tranchés. Si on ne peut que déplorer le fait que la situation des Rohingyas ne se soit pas améliorée depuis son arrivée au pouvoir, il convient cependant de mettre en avant un certain nombre de réalités locales qui, malheureusement, sont systématiquement oubliées par les commentateurs internationaux, preuve d’une méconnaissance de la réalité de la Birmanie. C’est en effet un pays qui est encore en très grande difficulté économique, sortant de plusieurs décennies de sanctions très dures – sanctions qui sont progressivement levées – lui permettant de retrouver petit à petit une dynamique économique. Il découvre également la démocratie, cette dernière n’ayant jamais existé en Birmanie. Les institutions qui se mettent désormais en place avec à leur tête, de manière plus symbolique qu’institutionnelle, Aung San Suu Kyi, ne peuvent pas transformer ce pays en un claquement de doigt. Il faudra attendre encore quelques années avant d’avoir des institutions démocratiques bien implantées, crédibilisées auprès de la population, des acteurs régionaux mais aussi et surtout des différents soutiens – et ils sont nombreux – à la Birmanie.
Sur cette question précise des minorités – particulièrement sensible et difficile en Birmanie –, il convient de noter malgré tout des avancées historiques depuis l’arrivée au pouvoir de Aung San Suu Kyi. On a malheureusement tendance à l’oublier mais c’est la première fois, depuis son arrivée au pouvoir, qu’une assemblée nationale a été convoquée pour aborder la question du sort des minorités en cherchant à trouver une solution.
Les Rohingyas sont – pour le moment – exclus de ce dialogue et de ces négociations pour une multitude de raisons. D’un point de vue légal, et c’est là l’héritage malheureux de la junte, ils ne sont pas considérés comme des citoyens birmans. D’autre part, la population des Rohingyas qui est estimée entre 100 000 et 150 000 personnes est, certes importante, mais infiniment plus réduite que d’autres minorités qui se comptent parfois en plusieurs millions de personnes et avec lesquelles les troubles ont été particulièrement importants au cours des dernières années. On parle depuis une dizaine de jours de six cents morts dans l’Arakan ; quand vous aviez des troubles sur le plateau Shan comme ce fut le cas de manière récurrente au cours des dernières décennies, nous comptions alors des dizaines de milliers de morts et peut être davantage. Ce sont là des chiffres beaucoup plus importants qui mettent en péril l’équilibre de l’union du Myanmar et c’est par conséquent – de manière cynique sans doute – la priorité absolue. C’est sur ces minorités que l’attention est désormais portée et les Rohingyas passent « après ». C’est ainsi faire un faux procès à Aung San Suu Kyi de considérer qu’elle n’est pas à l’écoute du problème des Rohingyas et qu’elle fait preuve, comme le disent certains, d’une forme de négationnisme. Je crois qu’il y a une réalité beaucoup plus complexe. Aung San Suu Kyi en a parfaitement conscience mais elle est effectivement tenue, non seulement par la fragilité de son pouvoir mais surtout par la présence toujours très forte de la junte.
Lorsque nous parlons de violences dans l’Arakan visant les Rohingyas, ce sont essentiellement les militaires qui conduisent ces violences. La junte reste un instrument de contre-pouvoir extrêmement puissant face auquel Aung San Suu Kyi doit faire face. Elle est donc parasitée par certains acteurs locaux qui ont à cœur d’ébranler l’image qu’elle peut avoir à l’international pour essayer d’affaiblir la démocratie birmane et d’opérer un retour de la junte. Aussi, le message qu’il faut faire passer à ce stade, c’est de ne pas tout mélanger ! Le manque de soutien réel aux Rohingyas ne signifie pas un génocide. Il n’y a pas de volonté de la part du gouvernement actuel de les éliminer, mais il n’y a sans doute pas assez d’initiatives prises : cela s’explique par une multitude de raisons et, plutôt que de blâmer ce gouvernement démocratique, il conviendrait au contraire de lui apporter une assistance plus grande notamment pour régler ses multiples problèmes avec les autres minorités. Il ne faut donc pas tomber dans un excès qui consisterait à dire : « Aung San Suu Kyi a trahi la communauté internationale et elle ne mérite pas son prix Nobel. » Cette pensée est excessive et est en outre dangereuse.

Cette situation a des répercussions à l’échelle régionale. Quelle est la position du Bangladesh quant à l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés ? La Chine a eu une forte influence dans le processus de réconciliation birman ; peut-elle jouer un rôle dans la résolution de cette crise ?

Parmi les différents acteurs régionaux, on fait évidemment mention du Bangladesh qui est directement lié à cette question des Rohingyas et qui n’a malheureusement pas les moyens d’accueillir ces réfugiés. La situation serait évidemment plus simple si le Bangladesh était un pays plus riche, plus stable et donc en mesure d’accepter ces populations ; ce n’est malheureusement pas le cas et ce n’est pas nouveau. Depuis plusieurs décennies, ce pays fait la sourde oreille aux problèmes que rencontrent ces populations qui se retrouvent rejetées par les Birmans et dans l’incapacité d’aller au Bangladesh où ils ne sont pas non plus les bienvenus. Les récents mouvements de population en direction du Bangladesh vont forcément poser d’immenses problèmes au sein de la société de ce pays.
Il convient malgré tout d’élargir cette question aux autres pays de la région. On se souvient notamment qu’en 2015 avait déjà eu lieu une crise importante concernant les Rohingyas avec des violences, des départs et des exils de la part de ces populations. Les portes du Bangladesh étant fermées, elles étaient parties de l’autre côté par voie maritime. La Thaïlande et la Malaisie avaient alors refusé l’accueil des Rohingyas. Il n’y a ainsi pas de responsabilité exclusive à coller à la Birmanie mais malheureusement à tous les pays de la région qui n’offrent ni entraide, ni dialogue. Ce que l’on constate aujourd’hui en marge du durcissement que rencontrent un certain nombre de pays de la région comme la Thaïlande, le Cambodge ou – dans une moindre mesure – la Malaisie, c’est qu‘ils ne veulent non seulement pas apporter d’assistance à la Birmanie qui est suspectée d’être « trop » orientée vers des réformes démocratiques, et qu’ils cherchent au contraire à l’affaiblir au sein de cette communauté des pays d’Asie du Sud-Est. Ce n’est malheureusement pas à l’avantage des Rohingyas ou d’une plus grande transparence sur ce qu’il se passe véritablement.
En ce qui concerne la Chine, on sait qu’elle investit des sommes très importantes en Birmanie. C’est également le cas de certains pays occidentaux et de l’Inde. Les dirigeants chinois ont rencontré Aung San Suu Kyi à plusieurs reprises et appuient son pouvoir. La Chine verrait d’un très mauvais œil – pour une multitude de raisons – que les Rohingyas accèdent à une forme d’autonomie comme le souhaitent certains représentants de cette communauté. Cette autonomie est rejetée de manière quasi systématique par Pékin qui considère qu’une zone de souveraineté rohingya tomberait très facilement sous l’influence de puissances occidentales comme les Etats-Unis, ce dont les Chinois ne veulent bien évidemment pas entendre parler. Il faut rappeler, et c’est un détail extrêmement important, que la plus grande ville de la province de l’Arakan est un port, celui de Sittwe, dans lequel se trouvent de très nombreux réfugiés Rohingyas qui vivent dans des conditions pour le moins inadmissibles. Ce port fait également l’objet de très importants investissements chinois depuis maintenant quelques années dans le cadre de leur route de la soie, et démontrent que la Chine mise sur le développement de cette région. Le pays a donc un rôle à jouer mais ce n’est pas nécessairement un acteur sur lequel il va falloir compter pour régler la question des Rohingyas. Ce n’est pas non plus un acteur pour lequel il faut craindre des tentatives de déstabilisation du pouvoir. Bien au contraire.
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