ANALYSES

Brésil, Amérique latine : la démocratie en danger ?

Tribune
8 juin 2017
Les années 1990, celles du rétablissement de la démocratie en Amérique latine, auraient-elles épuisé leurs vertus civiques et morales ? Du Brésil au Venezuela, en passant par le Mexique et le Nicaragua, la démocratie cuvée 2017 est bousculée. Il est vrai qu’un 11 septembre en 2001 aux États-Unis a effacé le précédent celui de 1973, au Chili. Il est tout aussi vrai que le Mexique et le Venezuela n’ont pas eu d’expérience dictatoriale « pure et dure » à la chilienne. La page des alternances électorales et de la tolérance mutuelle est-elle pour autant tournée ?

À en croire un président des États-Unis expert en pratiques démocratiquement discutables, Richard Nixon, la voie brésilienne a vocation continentale : « Nous savons » avait-il dit à son homologue, le général-dictateur Emilio Garrastazu Médici, le 7 décembre 1971, « que la route tracée par le Brésil, est suivie par tôt ou tard par l’Amérique latine ».

Le Brésil a donné en 2016 un signal de détresse démocratique. La présidente élue en 2014, Dilma Rousseff, a été destituée par députés et sénateurs au prix de contorsions anticonstitutionnelles, bénéficiant d’un aval médiatique massif. Un Parlement aux abois, dont une part importante était convaincue de corruption, a légitimé la violation de l’article 85 de la Loi fondamentale pour chasser un chef de l’État jugé coupable de perpétuer en période de crise la politique économique keynésienne de Lula da Silva, son prédécesseur. Le Brésil étant un pays présidentialiste, face à l’impossibilité de sanctionner politiquement le chef de l’État, les élus ont sans état d’âme choisi de l’accuser de corruption constitutionnelle pour l’écarter du pouvoir. Le 17 avril 2016, aucun n’a d’ailleurs fondé « le dégagement » de Dilma Rousseff sur l’article 85 de la Constitution de 1988, qui définit les conditions de suspension d’un mandat présidentiel. Les plus rationnels ont évoqué la nécessité de changer de politique économique. Les autres ont justifié leur vote en référence à l’un ou l’autre des membres de leur famille, voire à Dieu, comme le président de la Chambre, Eduardo Cunha, depuis condamné à 15 ans d’emprisonnement pour fraude fiscale.

Ce signal de détresse démocratique, loin de s’estomper, s’est au fil des mois perpétué. Aecio Neves, chef du parti social-démocrate brésilien (PSDB), formation partisane au titre trompeur, a perdu les présidentielles de 2014. Il en a contesté la validité devant le Tribunal suprême électoral, qui a engagé une procédure en cours d’examen. Aecio Neves n’est plus président du PSDB, a été suspendu de toute responsabilité parlementaire et mis en examen par le procureur général de la République. Ses principaux collaborateurs, sa sœur Andrea, son cousin, Frederico Pacheco et le collaborateur de l’un de ses collègues PSDB, Mendherson Souza Lima, ont été emprisonnés : tous sont soupçonnés de crimes de corruption et d’obstruction à l’action de la justice. Le président intérimaire de la République, Michel Temer, fait l’objet d’une enquête pour faits de corruption depuis les révélations faites par le responsable de l’entreprise agro-alimentaire JBS-Friboi, Joesley Batista. L’un des amis politiques du chef d’État intérimaire et député du PMDB, Rodrigo Rocha Loures, a été filmé avec une valise de billets remis par l’entreprise citée. Il est actuellement sous les verrous, tout comme José Yunes, avocat et conseiller de Michel Temer, Tadeu Filippelli, autre conseiller présidentiel, Sandro Mabel, Henrique Eduardo Alves, ancien ministre, ex-président de la Chambre des députés, etc.

La « grande presse », les médias du groupe Globo et l’hebdomadaire Veja, réservent pour autant l’essentiel de leur couverture à l’ex-président Lula et au Parti des travailleurs (le PT). Les dénonciations les plus spectaculaires se succèdent avec pour objet de criminaliser le PT et de façon plus générale la vie politique. Les journaux télévisés et la presse écrite font l’impasse sur les propositions des partis et leurs programmes ; seules sont traitées les « affaires » et les scandales, réels ou supposés. Le 6ème congrès du PT qui a été organisé à Brasilia les premiers jours de juin a ainsi été passé sous silence par les medias : le 3 juin en plein congrès des travaillistes brésiliens, le principal quotidien de Brasilia a traité de façon préférentielle – illustré d’une photo couvrant une demi-page du journal – l’élection de Miss Brésil-Globo 2017, qui se tenait dans l’un des hôtels de la capitale. Dans le discours de clôture au 6ème congrès du PT, l’ex-président Lula a rappelé qu’il avait fait la « une », des « unes » critiques, de l’hebdomadaire Veja une cinquantaine de fois ; et qu’il était régulièrement convoqué par des juges, qui, sans preuves, estiment par conviction qu’il pourrait être ou devrait être coupable de quelque chose. Tout cela, a-t-il conclu, a été entrepris pour l’écarter de toute activité politique avant les présidentielles de 2018.

Cette combinaison du pouvoir judiciaire et des grands médias butte pour l’instant sur les réalités sociales, désastreuses, et la capacité du PT et de la CUT (le principal syndicat) à résister à ce qu’il faut bien appeler par son nom : un coup d’État à la sauce du XXIème siècle, sophistiqué et sans victimes mortelles. Mais le vœu signalé par Richard Nixon a paradoxalement pris corps par des chemins multiples qui tous en Amérique latine convergent vers une interprétation restrictive, unilatérale et donc tendancieuse des principes démocratiques. Les grands groupes de presse donnent le « la » politique d’Argentine avec Clarin, au Chili avec El Mercurio, au Pérou avec El Comercio. La judiciarisation de la politique et des élections, en vue d’écarter les présidents jugés trop à l’écoute des plus pauvres en ces temps de crise économique, a forcé le départ du président Manuel Zelaya au Honduras en 2009 et de Fernando Lugo au Paraguay en 2012. Mais le plus inattendu a été la réponse anticipée inventée par des présidents se considérant progressistes et démocrates au Nicaragua et au Venezuela. Le Nicaraguayen Daniel Ortega et le Vénézuélien Nicolas Maduro ont suivi, à leur bénéfice, la voie ouverte par les forces conservatrices du Brésil, du Honduras et du Paraguay. Le principal candidat d’opposition nicaraguayen a été interdit avant les élections générales du 6 novembre 2016, auxquelles il n’a donc pas pu participer. Au Venezuela, les autorités au nom d’un supposé complot impérialiste empêchent toute expression libre du suffrage universel. L’Assemblée nationale, où l’opposition est majoritaire, a été privée de toute capacité législative effective. Le recours constitutionnel au référendum révocatoire a été empêché par des juges nommés par le pouvoir exécutif et les élections régionales de 2016 ont été suspendues. Le pouvoir a annoncé l’élection d’une Constituante, dont un tiers des membres seront « élus » par des corporations jugées plus représentatives que le suffrage universel.

La morale de l’histoire n’est pas encore écrite mais elle préoccupe de toute évidence. Le sénateur Ronaldo Caiado (parti DEM, droite brésilienne) s’en inquiétait le 3 juin dans la Folha de São Paulo : « … la destitution de Dilma Rousseff paraissait enfin avoir éliminé le PT de notre histoire (… mais) la permanence de Temer au gouvernement (donne) de l’oxygène au PT ». Tout comme celle de Maduro au Venezuela donne de l’air aux opposants les plus à droite.
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