ANALYSES

Rompre le globish sécuritaire, Noirs de France et du Brésil

Tribune
14 mars 2017
Des jeunes noirs manifestent depuis plusieurs années au Brésil pour dénoncer ce qui pour eux est un « génocide ». Le mot est fort, excessif et inadéquat. Le surcroit de décès de jeunes noirs victimes de méthodes policières brutales est cela dit bien réel. En France, plusieurs jeunes banlieusards noirs sont décédés à l’occasion d’interpellations policières. Le périmètre des bavures au Brésil et en France est différent. Mais les excès n’ont-ils pas un sens parallèle ? Comment le savoir, quand le Brésil dans les médias français est réduit au football et au carnaval ?

Les médias, et plus particulièrement ceux qui informent en continu, ignorent la situation brésilienne. Le rapprochement qui est fait l’est toujours avec les décès d’adolescents noirs aux Etats-Unis. La référence systématique et unique, quelle que soit la situation, à une réalité étalon puisée dans le puissant vivier des médias, des canaux d’influence et du cinéma rayonnant à partir des Etats-Unis est réductrice. D’autant plus que le vocabulaire, américanisé, canalise l’analyse vers le seul référent nord-américain. Un Noir n’est-il pas désormais en France un « Black » ? Un quartier en difficulté, le « Bronx » ? La contestation de l’ordre paradoxalement ne passe-t-elle pas aussi par la copie de modèles musicaux (le rap) qui ont la même origine ?

Comportement de la police, racisme et législation sur le port d’armes sont différents en France et aux Etats-Unis. Comme ils le sont entre Brésil et France. Il y a autant de situations que de pays. Avant de se risquer à chercher un mètre applicable à toutes les réalités discriminatoires, il conviendrait de prendre conscience de leur diversité. Il y a des Noirs mêlés à des réalités sociétales et policières conflictuelles en Afrique, au Brésil, aux Etats-Unis, en France, voire en Belgique, en Espagne, en Italie et au Royaume-Uni. Les Noirs d’Afrique sont-ils victimes de traitements policiers discriminatoires ? La question est aujourd’hui sans objet avec la disparition de la discrimination raciale en Afrique du Sud. Les problèmes posés par le maintien de l’ordre et ses bavures, il y en a, du Burundi à la Somalie, en passant par le Mali, relèvent d’autres dynamiques.

La discrimination concerne des pays à population mêlée. La France et l’Europe sont effectivement de plus en plus concernées. L’héritage colonial et l’appel d’air des Trente Glorieuses ont déplacé des centaines de milliers de Noirs vers la Belgique, la France et le Royaume-Uni pour l’essentiel. La coloration de la population peut donc, d’un point de vue qualitatif, voire de plus en plus quantitatif, justifier un comparatif avec les Etats-Unis. D’autant plus que les niveaux de développement et de vie sont assez voisins. Mais la comparaison, si comparaison il y a, ne peut pas se limiter aux seuls Etats-Unis.

Plus de 11 millions d’Africains ont été déportés sur le continent américain. Seule une minorité a été débarquée en Nouvelle-Angleterre et aux Etats-Unis. Les estimations faites par les historiens la chiffrent à 400 000 personnes. Où sont donc allés, contraints et forcés, les autres ? A plus de 4 millions au Brésil, colonial et indépendant. Et le gros du reliquat dans les différentes îles de l’arc antillais, dans la colonie française de Saint-Domingue en particulier.

Le regard porté par les sociétés démocratiques d’aujourd’hui en Amérique et en Europe sur les personnes originaires d’Afrique n’est pourtant pas le même. Les uns ont souffert la colonisation. Les autres ont été réduits en esclavage. Les hiérarchies sociales, non dites, reflètent ces réalités différentes. Le passé colonial a fabriqué un racisme paternaliste, le Noir Banania. Le passé esclavagiste a créé des barrières et des préjugés bien plus insurmontables. La comparaison la plus pertinente ici serait celle qui rapproche les situations du Brésil et des Etats-Unis. A condition malgré tout de prendre en compte la législation sur le port d’armes, autorisé aux Etats-Unis mais interdit au Brésil. Ainsi que les niveaux de développement encore très éloignés.

Le regard porté par la société et donc par ses institutions, dont la police, est cela dit hiérarchisé ici en France et là, au Brésil et aux Etats-Unis. La cohabitation citoyenne peine à accepter pleinement l’égalité. Elle est difficile pour les anciennes puissances coloniales. Elle l’est bien davantage dans les pays qui ont été esclavagistes jusqu’en 1865 aux Etats-Unis et 1888 au Brésil. La cohabitation est rendue d’autant plus conflictuelle que pour beaucoup d’évangélistes, actifs et organisés au Brésil, les religions afro-brésiliennes (candomble, macumba), sont considérées démoniaques. La statistique globale surprend, d’autant plus qu’elle est tue par les grands médias internationaux. Mais elle est cohérente avec cet environnement culturel et historique. Bon an mal an, 50 000 personnes meurent de façon violente au Brésil : 58 400 en 2015, soit un taux de 28,6 pour cent mille habitants, trois fois plus qu’aux Etats-Unis. Bien sûr, beaucoup meurent du fait d’actes délinquants ou de violences familiales. Mais plusieurs milliers sont victimes de la police : 3 345 en 2015. Chaque jour, selon le quotidien Folha de São Paulo, 9 personnes tombent sous les balles de la police brésilienne[1]. De façon générale selon un sondage réalisé par l’association « Fôrum Brasileiro de Segurança Publica » (Forum brésilien de sécurité publique), 53% des Brésiliens ont peur de la police, chiffre s’élevant à 59% quand il s’agit de la police militaire. Ce chiffre fait un bond de 60% et 67% chez les 16-24 ans[2]. Les jeunes noirs sont statiquement les premiers visés.

L’écart entre décès par homicide des Blancs et des Noirs représente du simple à plus du double : 10,7 pour 100 000 habitants pour les Blancs et 27,4 pour les Noirs en 2016, selon une étude que vient de publier la Flacso (faculté latino-américaine de sciences sociales). Cet écart moyen peut être beaucoup plus élevé dans certains Etat comme l’Alagoas dans le Nord-Est du pays. 70% des personnes décédées par homicide sont noires et jeunes. Le cinéma brésilien, depuis Pixote, et c’est à son honneur, a rapporté le sort détestable réservé aux jeunes envoyés en centres de rééducation. Le film a été réalisé en 1981. Il y a quelques mois, un fonctionnaire de justice de l’Etat de Pernambouc dénonçait les tortures et morts violentes d’enfants en « rééducation » dans les établissements de cette partie du Brésil[3]. La conclusion tirée de ces statistiques et de ces comportements par la journaliste Maria Carolina Trevisan est rude : « les premiers à mourir sont jeunes et noirs (..) ce n’est pas pour rien que le Brésil a été le premier pays importateur d’esclaves africains et celui où l’esclavage a été maintenu le plus tardivement ».

[1] Folha de São Paulo, 28 octobre 2016

[2] In O Clobo, 2 novembre 2016

[3] In Brasileiros, 25 novembre 2016
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