ANALYSES

Pourquoi l’année 2016 marque l’entrée dans un nouveau monde économique ! Un monde instable et sans croissance ?

Tribune
2 mai 2016
Dans le 91e numéro de la Revue internationale et stratégique, Pim Verschuuren, chercheur à l’IRIS, écrivait « Sans pour autant remettre en cause la réalité indiscutable de l’impact de la chute du mur de Berlin sur l’évolution des relations internationales, il est nécessaire d’insister sur l’importance sous-estimée du tournant de 1973, tournant qui non seulement joue un rôle dans la fin de la guerre froide, mais ouvre surtout l’ère contemporaine, « postmoderne », de nos sociétés et du système international. Il s’agit donc de renverser la lecture habituellement proposée du temps présent qui, sur la durée, sera mieux décrit comme post-1973 que post-guerre froide ».

D’un point de vue économique, la rupture de 1973 a ainsi été de prime abord symbolisée par l’établissement des fondations du modèle néo-libéral et des politiques de libéralisation qui interviendront à partir des années 1980 : accélération des échanges internationaux et intégration des processus de production, montée en puissance des entreprises multinationales, mobilité accélérée du capital et globalisation financière, recherche d’une certaine uniformisation culturel… Ces piliers ont permis de faire rentrer l’économie mondiale (les ménages, les entreprises et la société civile) dans une nouvelle ère de mondialisation, la deuxième après la période 1870-1910. Sur les marchés de matières premières et sur les marchés financiers, l’entrée dans ce nouveau monde a été caractérisée par l’introduction du facteur « volatilité » dans l’ensemble des composantes de la vie économique.

1973 symbolise un changement de logique : la volatilité s’invite sur les marchés

À ce titre, le premier choc pétrolier a constitué une véritable rupture. Rupture sectorielle car il déstabilise le premier marché énergétique mondial, celui du pétrole, en pleine croissance dans les années 1970. Rupture sécuritaire car il amène les économistes et les politiques à considérer que les matières premières peuvent induire des risques majeurs, notamment en termes de sécurité d’approvisionnement. Rupture géopolitique car il réveille, de manière brutale, de nombreux antagonismes et de larges cicatrices nord-sud. Rupture économique enfin car il fait craindre un risque de pénurie et de blocage du modèle des Trente Glorieuses fondé sur une croissance extensive des facteurs de production sans considération des externalités environnementales.

Ce changement de logique sur les marchés et ce nouveau paradigme de volatilité des prix vont s’accompagner d’une montée en puissance des marchés financiers et des marchés des changes, qui eux-mêmes enregistrent une transformation structurelle. Ainsi, la décision du président des Etats-Unis, Richard Nixon, le 15 août 1971, de renoncer à la convertibilité du dollar en or, engendre une forte dépréciation de la monnaie américaine et provoque, au niveau mondial, une généralisation progressive du régime de taux de change flottants. Ce dernier est formalisé lors des Accords de la Jamaïque, en 1976, qui marquent la fin du système de Bretton-Woods mis en place en 1944. Le désarrimage du dollar à l’or va ouvrir la voie à une période d’instabilité monétaire marquée par une succession de crises de change dans les pays de la Triade (États-Unis, Japon, Europe) durant les années 1980 et 1990. Des tentatives de stabilisation des relations dollar/yen (Accords du Plaza en 1985, Accords du Louvre en 1987) à la crise asiatique de 1997, en passant par la crise de la livre (1992) et du franc (1993), le système monétaire international révèle une nouvelle forme d’instabilité chronique.

À l’instabilité répond la montée en puissance des politiques monétaires et des banquiers centraux !

La nomination de Paul Volcker à la tête de la Federal Reserve (FED) sous la présidence Carter, en 1979, va impulser un changement radical de politique monétaire aux Etats-Unis pour lutter contre la stagflation (stagnation économique et inflation). Dans un contexte de forte inflation (14 % en 1981), Paul Volcker initie une remontée des taux d’intérêt directeurs, de 11 % en 1979 à plus de 20 % mi-1981. Cette politique aura deux conséquences majeures : elle plonge l’économie américaine, puis l’économie mondiale, en récession, ce qui entraine une forte réduction de la demande de matières premières. D’autre part, le différentiel de taux d’intérêt observé entre l’Europe, les Etats-Unis et le Japon va conduire à une appréciation marquée du taux de change du dollar contre les principales monnaies. Si l’effet dollar va, dans un premier temps, stimuler les revenus des pays producteurs de matières premières, il sera progressivement annihilé par l’impact récessif international. Soumis à un effet ciseau, avec des recettes d’exportations en nette diminution et des conditions d’emprunts de plus en plus difficiles (endettement en dollar et à taux variable), les pays du Sud s’enfoncent dans la crise dès 1982, avec l’épisode mexicain.

De manière plus générale, la nomination de Paul Volcker à la tête de la FED va opérer un glissement majeur dans la gouvernance des politiques économiques, avec la mise à l’écart progressive (au moins de manière théorique) des politiques budgétaires au profit des politiques monétaires. Cette révolution de la pensée va s’accompagner d’une financiarisation marquée des économies. Dans un contexte généralisé de dérèglementation, le Big Bang des marchés financiers des années 1980 aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, porteur d’innovations financières, révolutionne le fonctionnement des économies. Les Bourses de matières premières vont par exemple importer tous les outils de la finance moderne (options, produits dérivés…) pour permettre aux acteurs de gérer la nouvelle volatilité observée sur les marchés.

À une logique de stabilité économique se substitue un cycle « gestionnaire » de la volatilité du monde ! Et ce cycle dispose de ses propres maîtres : les banquiers centraux. Aujourd’hui affublés de noms de super héros [1], les banquiers centraux deviennent, dans les années 1990, des personnes influentes, écoutées, voire scrutées. Chacun de leurs écarts sémantiques est analysé comme le signe annonciateur d’un changement de politique. Parmi eux, Alan Greenspan restera peut-être comme le personnage le plus emblématique de ce nouveau monde financier. Il siègera à la tête de la FED durant cinq mandats de 1987 à 2006 sous quatre présidences américaines (R. Reagan, George H.W. Bush, B. Clinton et George W. Bush). Il commencera son premier mandat par le Krach d’octobre 1987 et terminera le dernier à la veille de la crise des subprimes. Par la suite, Ben Bernanke (2006-2014) et Janet Yellen (depuis 2014) incarneront cette notion « d’économistes des économistes » pour réguler le monde.

Les banquiers centraux, fossoyeurs des politiques économiques ?

Aujourd’hui, le monde est à la recherche de sa locomotive économique et les politiques monétaires démontrent, jour après jour, leurs limites. Le titre du dernier rapport du Fonds monétaire international (FMI) est assez symptomatique des inquiétudes économiques mondiales : « Too slow for too long » [2].

Dans les pays développés, la croissance ne devrait pas dépasser 2 % en 2016. Les Etats-Unis affichent un chiffre légèrement supérieur mais les analystes sont de plus en plus nombreux à affirmer que le cycle de croissance de l’économie américaine touche à sa fin après 7 ans de croissance ininterrompue depuis la crise financière de 2008. L’Europe resterait en panne et le PIB du Japon pourrait légèrement reculer l’année prochaine. Longtemps considérés comme les relais des pays développés, les BRICS affichent des rythmes de croissance de plus en plus hétérogènes : la croissance de la Chine a ralenti vers son taux le plus faible depuis 25 ans dans un contexte d’instabilité financière ; la gravité des récessions au Brésil et en Russie est confirmée et s’accompagne, pour le premier, d’une crise politique majeure. De leur côté, les pays de l’OPEP, et plus globalement les producteurs de matières premières, subissent de plein fouet l’effondrement de la demande et des prix observé sur les différents marchés. Seul l’Inde, et quelques ilots de rattrapage en Asie (Birmanie notamment), affichent encore un réel dynamisme. En définitive, le FMI a revu à la baisse ses prévisions de croissance à 3,2 % pour 2016 (3,5 % pour 2017) et dans le même temps, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), a fait de même pour le commerce international qui ne devrait croître que d’environ 2,8 %. Derrière les chiffres, le diagnostic du FMI est le suivant : « La reprise est entravée par la faiblesse de la demande en partie attribuable aux séquelles de crises non résolues, ainsi qu’à l’évolution démographique défavorable et à la faible progression de la productivité ». Et le FMI de prôner un renforcement impératif de la croissance par trois leviers : les réformes structurelles, la relance budgétaire et une politique monétaire accommodante.

Le FMI confirme ainsi à demi-mots une potentielle stagnation séculaire [3] dans les pays développés. En effet, une démographie défavorable et une faible progression de la productivité invitent à redéfinir la croissance prévisible des économies et in fine les impulsions nécessaires à leur dynamisme.

Et les politiques monétaires dans ce schéma ?

Les politiques monétaires observées au niveau mondial sont symboliques des bouleversements actuels : elles stagnent ! Devenues de véritables drogues pour les économies depuis la crise de 2008, elles montrent leurs limites, d’autant plus que leurs actions sont désormais dissoutes par l’absence de coordinations réelles. Economiquement, elles peinent à relancer l’investissement des entreprises, et plus généralement la demande, et favorisent la création de bulles spéculatives sur certains marchés (immobilier, marchés financiers…). Politiquement, notamment en Europe, la politique monétaire européenne est fortement critiquée par le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schaüble, qui l’accuse même subtilement de favoriser la montée des partis extrémistes dans son pays !

Finalement, les banquiers centraux, gestionnaires du monde volatil issu des années 1970, ont eux-mêmes perdu les clés de compréhension du système économique mondial. Certains économistes évoquent désormais la possibilité d’utiliser des outils de politique monétaire de type « Helicopter Money » [4] pour tenter de sortir de la crise. Ces politiques pourraient par exemple prendre la forme de distribution gratuite de liquidités aux agents économiques, de monétisation de la dette publique, de baisses d’impôts financées directement par la Banque centrale… une possibilité évoquée par Ben Bernanke, président de la FED entre 2006 et 2014, dans une récente tribune de la Brookings Institution. Mais derrière ces tentatives désespérées se cache une forme d’impuissance de la politique monétaire.

L’entrée dans un nouveau monde économique ?

Une telle impuissance interpelle d’autant plus qu’elle coïncide avec une quasi-stagnation économique dans un contexte budgétaire contraint dans de nombreuses régions du monde. Ce nouveau paradigme nécessite d’interroger la gouvernance mondiale, et ce à trois niveaux : la coordination des politiques monétaires, la refonte d’un système monétaire international et la coopération économique et budgétaire des Etats. En ces périodes de croissance troublée, seul un retour à la stabilité permettra en effet un changement d’anticipations des acteurs économiques.

L’année 2016 sonne-t-elle une nouvelle ère pour la gouvernance mondiale ? Sur quelles valeurs ?

L’occasion est unique de réorienter le capital vers des secteurs porteurs de cohésion internationale et vers l’investissement, en panne dans de nombreuses régions du monde. Les politiques monétaires accommodantes doivent être forcément conditionnées à une allocation au moins partielle vers des secteurs jugés prioritaires par la communauté internationale. À l’heure actuelle, le mouvement de transition énergétique et le basculement du monde vers les énergies renouvelables nécessitent des investissements dans la R&D et dans des démonstrateurs pour assurer le déploiement des innovations de la future économie bas-carbone. Au-delà de l’impulsion politique et sociétale indispensable, le financement est le catalyseur de la réussite à grande échelle de ce changement. Assurer le financement de la transition vers les économies bas-carbones est ainsi un défi majeur de la communauté internationale. Or, si la liquidité existe, c’est l’allocation sectorielle du capital qui fait défaut aujourd’hui !

Au final, le nouveau monde économique pourrait être beaucoup plus stable et beaucoup plus vert, à condition qu’une nouvelle gouvernance mondiale apparaisse et qu’elle finance la quatrième révolution industrielle [5] issue des technologies de la transition énergétique !

[1] On parle de Super Mario lorsqu’on évoque Mario Draghi à la tête de la Banque centrale européenne (BCE).
[2] Trop faible depuis trop longtemps.
[3] Pour une analyse détaillée, voir http://www.iris-france.org/72103-monde-apolaire-stagnation-seculaire/
[4] Ce type de politique monétaire non-standard fait référence à un ouvrage de M. Friedman (Optimum Quantity of Money, Aldine Publishing Company,1969) « that one day a helicopter flies over our hypothetical long-stationary community and drops additional money from the sky».
[5] Voir P. Criqui
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