ANALYSES

La Russie en Syrie : « De quoi s’agit-il ? »

Tribune
21 octobre 2015
Depuis le 28 septembre 2015, l’engagement militaire russe en Syrie prend progressivement de la consistance, tant politique que militaire. Les dynamiques qui se mettent en place contiennent un potentiel qui pourrait mettre en difficulté les dimensions politico-territoriales de l’islamisme. Éradiquer les entités non gouvernementales de Syrie et d’Irak est en effet l’étape préliminaire et cruciale dans cette lutte. Est-ce l’objectif russe ?

La montée en puissance de l’État islamique

L’État islamique (EI) est né en 2006 en Irak d’un groupe de contestataires au sein d’Al-Qaïda qui en critiquaient le manque d’ambition. Pour eux, le chaos irakien et la forte opposition des Irakiens sunnites au gouvernement du chiite Al Maliki et à la présence américaine (en Irak depuis 2003 après avoir renversé Saddam Hussein) était l’occasion à saisir pour recruter des combattants et se lancer dans une conquête territoriale. Coincé en Irak entre les Kurdes à l’Est, l’armée irakienne et surtout les milices chiites au Sud de l’Irak, la Jordanie et l’Arabie saoudite à l’Ouest et Sud-Ouest et, avant ses défaites, par l’armée syrienne au Nord, l’EI avait très peu d’espoir de prendre de l’essor. Mais, en 2011, à partir de ses premières conquêtes irakiennes, il lui a été facile de tirer parti de la guerre civile en Syrie pour étendre son territoire, à travers ce pays, jusqu’à la frontière turque. L’accès à la Turquie, à son ouverture géographique et politique au monde et surtout à son attitude conciliante, permet les approvisionnements en matériels, armes et munitions et en retour, l’exportation des biens (pétrole, objets archéologiques) qui assurent les revenus de l’EI et également d’autres groupes islamistes [1]. L’EI a ainsi pris un second souffle le conduisant à proclamer le Califat en 2014 et à énoncer ses objectifs politiques de long terme [recréer le Califat sur le territoire historique de Cham (Irak-Syrie) avec ses capitales historiques et notamment Damas qui le fut de 661 à 750 et Bagdad de 750 à 1258, reconquérir ensuite les territoires tenus par les Califats successifs au cours des siècles et enfin étendre cette domination à Rome (soit l’Occident entier)].

Si le territoire historique de Cham est presque conquis et « respire » par la Turquie, l’offensive vers Bagdad a été stoppée à Tikrit (2015), en partie grâce aux milices chiites et à l’Iran. Reste Damas qui semble à portée de main pour les islamistes compte tenu de l’affaiblissement continue de l’armée syrienne. Damas devenue capitale islamique aux mains de l’Armée de la conquête (Al Nosra et consorts) ou de l’Etat Islamique, ou des deux, car in fine, animés par la même idéologie et la même haine des « mécréants », tous les groupes islamistes ont vocation à s’entendre, l’islamisme aura prouvé sa force. Dès lors, son expansion pourra difficilement être contenue au plan militaire car aucune armée de « coalition » ne se lancera dans la reconquête de Damas avec ses deux millions d’habitants otages et victimes, dont une grande partie subira le sort des « apostats » et des « mécréants ». Au plan idéologique, il s’ensuivra un enthousiasme qui soulèvera les masses autour des points d’ancrage islamistes existants dans presque tous les pays de l’Atlantique au Pacifique (aujourd’hui, les messages de l’EI touchent environ 46 millions de personnes chaque jour selon une étude du Brookings Institute) [2].

La riposte de la communauté internationale

Une coalition internationale hétéroclite s’est formée autour des États-Unis pour combattre l’EI. Mais cette coalition souffre de nombreux vices de formes. D’abord, elle « n’a pas de stratégie » ainsi que l’a déclaré plusieurs fois son chef, le président Obama. Mais il est bien difficile de définir une stratégie commune entre ces différents pays, d’abord parce que certains, directement ou par leur complaisance, ont soutenu ou soutiennent (souvent par le biais d’initiatives privées) encore l’EI et les différents groupes islamistes.

Il s’ensuit que la question fondamentale du raisonnement stratégique : « De quoi s’agit-il ? » qui appelle à la désignation claire de l’ennemi, reste sans réponse.

Militairement parlant, la coalition ne dispose pas des moyens nécessaires pour vaincre l’EI qui, implanté territorialement, doit être vaincu par une offensive aéroterrestre, ce que se refusent à faire les membres de cette coalition. Les Kurdes ne veulent pas s’engager au-delà de ce qu’ils considèrent comme les frontières du Kurdistan ; l’armée irakienne, construite à coups de milliards de dollars par les États-Unis, s’est effondrée à Mossoul au premier coup de boutoir ; les puissances régionales (notamment Arabie saoudite et Turquie) ne veulent pas bouger ; et, avec sagesse, les États-Unis et autres puissances occidentales refusent l’intervention terrestre. Seule reste la puissance aérienne agissant isolée, avec ses faiblesses en termes de coûts, d’incapacité à emporter une décision stratégique mais qui permet néanmoins de contraindre l’ennemi dans ses activités agressives, si tant est qu’il n’adapte pas ses modes d’action et, sur ce sujet, l’EI sait faire preuve d’une très grande fluidité tactique pour se protéger.

Quel plan d’opération russe ?

C’est à la lumière de cet éclairage politique et stratégique que doit être appréhendée l’intervention de la Russie. Certes, ce pays a une relation historique avec la Syrie et donc son gouvernement qu’elle veut certainement protéger afin de conserver les bases de Tartous et Lattaquié ; certes, la Russie veut revenir dans le jeu international ainsi que ne cesse de le réclamer son président depuis 2001. Mais ces raisons ne constituent que la trame de fond sur laquelle peut se développer un drame majeur : la chute de Damas avec ses conséquences sociopolitiques incalculables pour la victoire de l’islamisme et ses répercussions en Russie même et en Asie centrale, le long de ses frontières sud. Selon Moscou, cette menace est en gestation en Afghanistan mais aussi en Syrie et, si la Russie ne peut rien en Afghanistan sinon proposer son aide, elle a plus de liberté d’action en Syrie du fait de ses liens politiques antérieurs.

La Russie a donc décidé d’une intervention militaire, certainement moins pour sauver Assad dont le sort doit être réglé après le conflit [3], que pour sauver Damas.

Cette intervention militaire a été pensée en termes de stratégie militaire que nous résumerons ici simplement par l’aphorisme bien connu des États-majors : « On fait la guerre avec le terrain contre l’ennemi ». Si l’Occident est en difficulté aujourd’hui, c’est qu’il n’a pas su donner une réalité à chacun de ces termes. Il en découle aux yeux de la Russie une obligation d’action, une occasion d’affirmation de son rôle au Proche-Orient et une triple nécessité : de droit, d’alliance et de stratégie militaire.

Au plan du droit, volens nolens, la Russie répond à un appel du gouvernement syrien et s’inscrit donc dans la légalité, même si la légitimité lui est refusée par la coalition internationale dirigée par les États-Unis.

Au plan des alliances (une des composantes du « terrain »), une intense préparation diplomatique a été conduite par le gouvernement russe avec l’Iran, l’Irak, Israël, la Turquie mais aussi les États-Unis et la France. Les trois derniers, réticents, critiquent et mettent en garde, Israël se tait. Les deux premiers sont parties prenantes d’un accord militaire, passé le 26 septembre 2015, destiné à partager les informations et faisant travailler dans un même état-major de coordination des officiers iraniens, irakiens, syriens, russes et ceux du Hezbollah. En outre, la Russie parle très sérieusement avec les Kurdes syriens (YPG) pour les inclure dans l’alliance.

Au plan militaire, les forces terrestres syriennes et le Hezbollah ont lancé une offensive depuis l’axe Lattaquié Hama en direction d’Alep au Nord-Est. Cette offensive est soutenue par les forces aériennes russes qui ont consacré la quasi-totalité de leurs frappes aériennes à des missions d’appui aérien rapproché (à ce jour 4 SU 34, 12 SU 25 et 30 SU 24, tous appareils d’appui air-sol sont déployés en Syrie et plus au moins 7 hélicoptères d’attaque MI 24). Il s’agit de frapper directement les forces ennemies au contact des forces syriennes, en profitant des renseignements précis que les troupes au sol peuvent donner sur la position des cibles à traiter. Dans ce type de conflit en zones habitées, il s’agit de la seule tactique d’emploi des moyens aériens efficace et pouvant limiter les dégâts collatéraux. C’est ce guidage depuis le sol qui manque cruellement aux avions de la coalition de la communauté internationale. Si l’offensive permet d’arriver jusqu’à Alep, l’épreuve de vérité arrivera alors pour la Russie et pour l’EI, car l’on voit bien que l’objectif stratégique militaire de la Russie, après la prise d’Alep, est de faire jonction entre Alep et les Kurdes de Kobané pour fermer la frontière turque. Cette stratégie permettra de confiner à nouveau l’EI pour l’asphyxier ensuite progressivement.

La réussite de ce plan opérationnel nécessite cependant plusieurs conditions.

Il faut d’abord que les forces aéroterrestres engagées puissent réussir leur offensive à travers la plaine d’Idleb et Saraqib. Les alliances extrêmement mouvantes entre groupes rebelles pourraient se stabiliser dans un front de résistance plus vaste, soutenu par les « amis de la Syrie » (Turquie, Arabie Saoudite et Qatar) qui se sont rapprochés récemment et coordonnent mieux leurs soutiens.

La Turquie poursuit dans cette crise deux objectifs majeurs : renverser Assad pour pouvoir établir son contrôle sur la Syrie et détruire définitivement toute résistance kurde. Si elle a pu reprendre la lutte armée contre le PKK, avec l’aval tacite de ses alliés occidentaux en échange de quelques bombes sur l’EI et de la mise à disposition de l’aérodrome d’Incirlik, elle a échoué dans la création d’une zone d’exclusion aérienne dans le Nord de la Syrie. Cette zone qu’elle aurait contrôlée aurait pu empêcher toute action syrienne ou russe aéroterrestre. Elle ne semble pas pour autant abandonner l’idée, en multipliant les dénonciations de survol de son espace aérien, de faire condamner les Russes, voire pousser les Occidentaux à lancer un ultimatum à la Russie. Déjà, les États-Unis ont parachuté des armes aux rebelles dont le Groupe al-Izza et la brigade Saqour al-Jabal, qui tiennent le terrain face aux troupes syriennes, notamment des missiles antichar TOW qui maintenant sont disséminés dans tous les groupes. Mais la Maison Blanche reste opposée à la zone d’exclusion aérienne, d’autant plus qu’elle viendrait un peu tard, car la Russie a déployé pour cette opération une force aéronavale conséquente et bien équipée dont le but évident est de créer une bulle de protection (radars, guerre électronique, moyens de défense et de supériorité aérienne) pour son aviation d’appui sol engagée dans le combat aéroterrestre. Elle a aussi montré, par ses tirs initiaux de missiles de croisières depuis la mer Noire qu’elle maitrisait, comme les États-Unis, la technologie militaire et la communication de crise. Des accords techniques ont été signés entre les deux pays pour assurer la « déconfliction » des vols et les collisions accidentelles et permettre aux équipages en vol de se parler. Ces accords n’induisent absolument pas une certaine coordination sur les cibles à frapper, même si Moscou était demandeur d’une telle solution.

L’Arabie saoudite hésite, mais paraît néanmoins prête à ouvrir un dialogue avec la Russie (le ministre de la Défense s’est rendu à Moscou le 11 octobre) car l’étau se resserre autour du pouvoir : l’accord sur le nucléaire iranien est vécu comme une prise de distance de Washington ; les islamistes qu’il a soutenu lui reprochent maintenant son attitude insuffisamment fondamentaliste (comme l’avait fait Ben Laden avant, montrant la continuité de pensée entre les différents mouvements islamistes). Les dirigeants saoudiens sont donc dans une impasse stratégique, tout au moins au Proche-Orient.

Reste l’attitude des Kurdes qui est importante pour la réussite de ce plan et la fermeture de la frontière. Mais, après leur héroïque résistance à Kobané, avec le soutien des Américains, il est plus que certain qu’ils constitueront l’enclume sur lequel le marteau russo-syrien cherchera à écraser l’EI et que la coalition « occidentale » les soutiendra.

À cette offensive dans le Nord de la Syrie, répond depuis quelques jours une reprise des activités militaires en Irak à laquelle participent non seulement l’armée irakienne mais aussi, en grand nombre, les milices chiites et des éléments iraniens, comme ce fut le cas lors de la reprise de Tikrit en mars-avril 2015, alors aux mains de l’EI. Comme ils l’avaient fait lors de cette bataille, les Américains n’apportent un soutien qu’à l’armée irakienne. Mais, tactiquement parlant, comme pour la bataille de Tikrit, les appuis feux efficaces doivent être fournis en étroite coopération avec les combattants au sol. Le tandem milices chiites/artillerie avait alors eu un rôle crucial qui devrait se prolonger aujourd’hui. Pour l’instant, rien n’indique si cette offensive est le fruit d’une quelconque coordination entre le gouvernement irakien et la coalition russo-syrienne dans le cadre de l’accord du 26 septembre. Elle pourrait tout aussi bien être inspirée par les États-Unis dans le but de profiter des menaces pesant à terme au Nord contre l’EI qui doit conserver des réserves en Syrie pour affronter la « mère des batailles » recherchée par les Russes ou tout simplement de reprendre la main. Quoi qu’il en soit, tout le monde y trouve son compte. Mais cette implication des milices chiites, le soutien iranien commencé à Tikrit ainsi que l’arrivée des Russes montre bien qu’un tournant stratégique se dessine.

Ce tournant stratégique doit être évalué dans toute son amplitude et dans ces deux volets.

Au plan politique, la Russie a réduit l’équation à trois paramètres.

D’un côté, porté par la dynamique conquérante de l’EI, l’islamisme qui prospère et applique avec quelques succès une stratégie de coordination des mouvements islamistes (obédience à l’EI) et de conquête territoriale (Nigéria, Libye, Afghanistan, etc.). D’un autre côté, des États puissants mais à la liberté d’action et à la volonté bridées par diverses raisons (alliances multiples et paradoxales, tensions de politique intérieure, difficultés économiques et asservissement aux investisseurs étrangers) qui piétinent. Et dans ce concert, les errements antérieurs (Irak en 2003 ; Libye en 2011) et la défiance voire le ressentiment créé dans de vastes communautés ne sont pas les moindres des handicaps. Et enfin, un acteur qui veut se présenter comme neuf et capable d’agir. Il intervient en Syrie, il masse des forces aux frontières afghanes, il exhorte les pays d’Asie centrale à s’organiser pour combattre ensemble les islamistes, il lance un appel à la tribune de l’ONU pour une gestion multilatérale de cette menace.

Au plan militaire, la Russie ouvre de nouveaux horizons en ayant résolu deux problèmes : la désignation de l’ennemi et l’organisation d’une riposte aéroterrestre.

S’agit-il d’une clarification ou d’une trop grande simplification du paysage stratégique ? Reposons nous donc la question « De quoi s’agit-il ? ».

 

[1] Une récente étude montre cependant que ces sources commencent à se tarir et que la levée d’impôts est désormais prépondérante pour abonder le budget.
[2] 46 000 comptes Twitter suivis chacun par environ 1000 personnes, avec la précaution de souligner qu’il y a certainement de très nombreux doublons, mais un noyau dur de plusieurs millions subsiste.
[3] L’objectif de la Russie est de revenir dans la communauté internationale. Elle ne prendra donc pas le risque de soutenir un dictateur rejeté une fois qu’il aura servi ses desseins et ce n’est pas préjuger de la capacité manœuvrière de son président que de l’anticiper.
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