ANALYSES

Révolte populaire à Beyrouth : le meilleur et le pire, espoirs de changement et risques de dérive

Interview
2 septembre 2015
Le point de vue de Karim Émile Bitar
Les manifestations qui secouent la capitale libanaise, initialement motivées par la crise des ordures, semblent dégénérer et l’on ne sait plus vraiment quelles sont les revendications des organisateurs et quels sont les objectifs ultimes. Que vous inspire ce mouvement social ?
La situation est en effet extrêmement confuse et inspire des sentiments mitigés. C’est typiquement l’une de ces situations où les émotions et la raison ne se retrouvent pas forcément sur la même longueur d’onde. Ce mouvement incarne à la fois le meilleur et le pire de ce que le Liban peut offrir. Il porte de grands espoirs et d’immenses risques.
Ce qu’il y a d’intéressant, c’est la mobilisation, que l’on n’a pas vu depuis fort longtemps, de vastes franges jusque-là marginalisées de la société libanaise, issues de tous les communautés religieuses et de tous les milieux sociaux, autour de slogans économiques et sociaux, infiniment légitimes, loin des atavismes et des réactions pavloviennes, loin des traditionnelles manifestations communautaires, partisanes ou identitaires.
A l’heure où le Liban est profondément polarisé politiquement et idéologiquement, qu’il est l’un des champs de bataille où se joue la guerre par procuration irano-saoudienne, des dizaines de milliers de Libanais se sont spontanément mobilisés, non pas pour répondre à l’appel de leurs leaders communautaires, mais pour réclamer la dignité, pour protester contre la corruption endémique, l’incurie et l’incompétence de la classe politique.
La crise des ordures a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, et l’on a assisté à une agrégation rapide de tous les mécontentements, à un effet boule de neige qui a permis la réussite de la grande manifestation, largement pacifique, de la place Riyad El Solh. Ce succès a fait paniquer la classe politique et tous les leaderships traditionnels qui se partagent le pouvoir depuis des décennies. Embarrassés, ces derniers tentent tantôt maladroitement de récupérer ce mouvement, et tantôt l’accusent de conduire le pays vers l’inconnu.
Le fait d’avoir commencé à briser le carcan d’impuissance et d’avoir transcendé les clivages stériles est l’un des acquis considérables de ce mouvement. Autre point positif, la focalisation sur des questions économiques et sociales concrètes, qui touchent à la vie quotidienne des citoyens, plutôt que sur les métadiscours liés à l’identité ou au contexte régional, sur lequel les Libanais n’ont que peu d’influence.
Mais le véritable problème réside dans l’absence de perspectives claires qui permettraient de transformer l’initiative et d’aboutir au changement politique escompté. Au-delà de son côté initialement bon enfant, le mouvement de protestation peine à sortir de l’amateurisme, les risques de récupération et de dérapages sont énormes, les slogans fluctuent de jour en jour, les organisateurs sont assez peu connus et leurs objectifs ne sont pas vraiment clairs. En outre, il serait illusoire de penser que le « système » pourrait être affaibli et se remettre en cause aussi facilement. Ce système a encore de la ressource, les leaders communautaires continuent de tenir leurs troupes, ils ne se laisseront pas renverser et il y a fort à craindre que cette révolution balbutiante se fera rapidement étouffer, confisquer ou kidnapper comme tant d’autres mouvements de ce type. Chacune des mouvances politiques libanaises a des arrière-pensées et s’efforcera de tuer dans l’œuf toutes les velléités de réformes.
Par ailleurs, certains slogans soulevés par les manifestants sont tellement vastes qu’ils en viennent à manquer leurs cibles. Dire que toute la classe politique est corrompue peut sembler juste et légitime, mais si l’on cible tout le monde, on dilue tellement la responsabilité qu’on rend l’accusation insignifiante. Si tout le monde est corrompu, plus personne ne l’est vraiment… Les réformes ne peuvent naître que de revendications précises, claires, étudiées et ciblées. Quand elles sont trop vagues, les grandes imprécations permettent de servir d’exutoire à la colère populaire mais ne font que noyer le poisson et font le jeu du conservatisme et du « système », qui joue sur la peur du chaos.
Le Liban compte énormément de conservateurs frileux, communautaristes et chauvins, une droite dure rétive à toute réforme, et il compte aussi un nombre non négligeable de révolutionnaires exaltés voulant mettre à bas tout le système, une gauche radicale d’inspiration anarchiste, parfois sympathique mais très brouillonne et souvent contreproductive. Face à ces deux mouvances, ce qui manque au Liban, ce sont des réformateurs raisonnés, libéraux, sociaux-démocrates ou progressistes, qui ont les compétences techniques nécessaires et qui pourraient faire évoluer le système et le démocratiser sans jeter le bébé avec l’eau du bain. Ceux qui sont dans cet état d’esprit se font soit éjecter violemment par le système, soit récupérer et corrompre par l’un des deux grands axes régionaux.
John Kennedy disait fort justement que « ceux qui rendent impossible la révolution pacifique rendront inévitable la révolution violente. » Les manifestations récentes illustrent parfaitement ce blocage libanais : c’est un pays où les réformes, même modestes, sont systématiquement torpillées par le pouvoir, et comme la révolution est impossible, elle prend tous les trente ans la forme d’une déferlante de violence.
Les slogans de ces derniers jours oscillaient entre des demandes révolutionnaires et des revendications réformistes. Heureusement, à côté des slogans du type « tous pourris », et « mettons à bas tout le système en faisant tabula rasa », sont apparues des revendications plus constructives et plus réfléchies. Des revendications appelant à l’adoption d’une loi électorale équitable qui permettrait le renouvellement des élites, à la sortie de la confusion permanente entre le spirituel et le temporel, à la mise en place de mécanismes pour imposer l’accountability, pour les droits des femmes, pour assurer la transparence dans la gestion des appels d’offre, pour mettre fin aux monopoles qui étouffent l’économie libanaise, et des appels à une refondation du système sur des bases plus saines… A commencer bien sûr par la nécessaire élection d’un président de la République.

En effet, le Liban est privé de président de la République depuis plus d’un an. Quelles en sont les raison et y-a-t-il une issue à cette crise institutionnelle ?
Depuis l’expiration du mandat de Michel Sleiman, les députés libanais se sont déjà réunis 27 fois pour tenter d’élire un président et à chacun de ces 27 rounds, le quorum requis n’a pas été atteint. Soit dit en passant, nous sommes encore loin du record mondial, qui est détenu par la Turquie. En 1980, à l’expiration du mandat du président Fahri Korutürk, les députés turcs ont tenu pas moins de 115 séances pour tenter d’élire l’un des deux généraux en retraite qui étaient candidats à la présidence, mais aucun des deux n’a jamais obtenu les deux tiers des voix nécessaires. Après la 115ème séance, cela s’est terminé par l’interruption du processus électoral et par un coup d’Etat mené par un troisième général, le fameux coup d’Etat du général Kenan Evren.
Au Liban, on commence à entendre des voix réclamer un scénario à l’égyptienne et qui souhaitent voir l’armée prendre le pouvoir. Mais dans un pays comme le Liban encore plus qu’ailleurs, cette idée ne peut-être que stérile et dangereuse. Le Liban n’a pas besoin d’un régime militaire, d’un « homme providentiel » ou d’un « sauveur », il a besoin d’un Etat impartial et d’institutions solides. Tout le reste n’est que chimères. Le drame vient du fait que le Liban n’a jamais accédé à une authentique souveraineté. Son Etat, faible et impotent, son système de partage des dépouilles et le phénomène de clientélisation des communautés font qu’il demeure entièrement dépendant du jeu des puissances régionales, qui exploitent les angoisses existentielles des communautés libanaises. Le déblocage de la crise présidentielle ne pourra venir que d’une détente irano-saoudienne ou du moins d’une décision internationale de mettre le Liban temporairement à l’écart de ce grand affrontement qui se joue aujourd’hui en Syrie, en Irak et au Yémen.

En l’absence de déblocage régional, et compte tenu des tensions dans les rues de Beyrouth, quels sont les principaux risques de dérive ?
Ils sont nombreux car ces manifestations interviennent dans un contexte où toutes les institutions sont sclérosées ou bloquées. Il n’y a pas de président de la République, le parlement s’est autoprorogé dans des conditions très douteuses, le conseil constitutionnel est paralysé, le conseil économique et social est aux abonnés absents, l’armée libanaise est en situation de surextension et doit lutter simultanément sur plusieurs fronts, le gouvernement est une auberge espagnole dans laquelle toutes les factions sont représentées, se partagent le fromage et se neutralisent mutuellement…. Si le gouvernement devait chuter, aucun mécanisme institutionnel ne prévoit ce qu’il adviendrait.
Chacun des deux camps soupçonne l’autre de manipuler la révolte citoyenne. La confusion règne. Le ministre de l’Intérieur, proche de l’Arabie saoudite, a accusé le Qatar de soutenir les manifestants. Des proches du Hezbollah ont insinué que certains des organisateurs étaient proches des Etats-Unis. Le général Aoun les a carrément accusé de lui avoir « volé ses slogans ». Le mouvement du 14 mars craint quant à lui que le Hezbollah ne profite du désordre ambiant pour emmener le pays vers une nouvelle assemblée constituante qui sortirait des accords de Taëf et chercherait à renégocier les quotas communautaires.
A ce stade, les manifestants ont intelligemment rejeté toute récupération et ont refusé toute participation des responsables politiques à leurs mouvements. Les seuls hommes politiques qui trouvent grâce aux yeux de la jeunesse en colère sont Ziyad Baroud et Charbel Nahas, deux anciens ministres réformateurs qui ont incarné, chacun à sa manière, une nouvelle façon de faire de la politique, en rupture avec l’esprit milicien, le féodalisme, le clientélisme et l’affairisme ambiants.
Mais la société civile elle-même est profondément divisée. Il ne faut pas céder à la tentation de voir dans la société civile libanaise un chevalier blanc sans peur et sans reproche qui ferait face à une classe politique corrompue. Cette société civile est à l’image de la société libanaise, avec beaucoup de qualités, une résilience remarquable, mais aussi beaucoup de défauts, beaucoup de contradictions et beaucoup de frustrations. Si cette colère populaire est intelligemment canalisée, si elle parvient à se doter d’une feuille de route qui soit à la fois ambitieuse et réaliste, si elle trouve un leadership moins brouillon et plus professionnel, ce mouvement pourrait être la première pierre sur le chemin d’un Liban nouveau. Si, par contre, les manipulations, les récupérations, le venin du confessionnalisme, les mesquineries et petitesses prennent le dessus, ce qui est le plus probable, le Liban paiera encore une fois le prix fort.
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