ANALYSES

La fuite en avant de Recep Tayyip Erdoğan

Tribune
3 août 2015
Depuis plusieurs jours, une double offensive militaire est lancée par les autorités politiques turques contre l’Organisation Etat islamique (Daech) et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Pour de multiples raisons, le pays est ainsi entré dans une nouvelle séquence politique, pleine d’incertitudes, dont il serait bien présomptueux de prétendre prévoir comment elle va se conclure. Les conséquences potentielles de la situation sont toutefois extrêmement préoccupantes.

La raison avancée par le président et le gouvernement turcs relève de la nécessité de combattre les organisations terroristes qui menaceraient la Turquie. Cette préoccupation est parfaitement légitime mais il semble alors stratégiquement bien inconséquent de lancer au même moment une offensive contre deux adversaires dont on sait que les capacités militaires sont efficientes grâce à leur expérience, leur entraînement et leur discipline. Surtout, une offensive militaire doit toujours s’articuler à des objectifs politiques clairement définis et énoncés. De ce point de vue, en dépit du fait que Daech et le PKK soient tous deux qualifiés de terroristes, la comparaison entre les deux organisations ne résiste pas à l’analyse. Leur histoire, leurs dynamiques politiques, leurs modalités d’action, leurs objectifs ne sont pas comparables et il est problématique que, sous le couvert de lutte contre le terrorisme, d’autres objectifs soient en réalité à l’œuvre. Essayons donc de décrypter les véritables enjeux.

Le fiasco de la gestion de la crise syrienne

Pour ce qui concerne Daech, l’événement qui précipite les décisions turques est l’attentat perpétré, le 20 juillet 2015, à l’encontre de jeunes militants réunis dans la ville de Suruç pour préparer l’envoi d’équipes de volontaires désirant participer à la reconstruction de la ville de Kobané, qui s’est soldé par la mort de 32 d’entre eux. En réalité, on avait déjà constaté, au cours des derniers mois, une modification de la politique de la Turquie à l’égard de Daech. Si les relations entre les autorités turques et cette dernière ont été pour le moins troubles par le passé, une forme de laissez-faire et de complaisance d’Ankara à l’égard des groupes djihadistes combattant en Syrie ayant été maintes fois soulignée, un raidissement était à l’œuvre depuis plusieurs mois. Le gouvernement d’Ankara, constatant en effet que Daech s’avérait totalement incontrôlable, a commencé à procéder à de nombreuses arrestations d’individus suspectés d’être militants ou sympathisants de l’organisation djihadiste ainsi qu’à celle, sous fortes pressions européenne et étatsunienne, de nombreux apprentis djihadistes qui tentaient de la rejoindre en passant par la Turquie. Il est aussi clair, même si les chiffres avancés à cet égard sont absolument invérifiables, que des cellules dormantes de Daech sont organisées en Turquie et trouvent un terreau fertile de recrutement parmi les presque 2 millions de réfugiés syriens qui vivent désormais dans le pays. Cette prise de distance d’Ankara s’est également manifestée par la décision, au début de l’année 2015, conjointement avec l’Arabie saoudite et le Qatar, de soutenir l’« Armée de la conquête » en lutte contre le régime de Bachar Al-Assad. « Armée de la conquête », dont l’une des principales composantes est le Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda. On ne peut qu’être dubitatif quant à cette décision de soutenir une branche du djihadisme contre une autre, ce qui ne peut se comprendre que par le fiasco de la gestion turque de la crise syrienne.

Obsédée, depuis quatre ans, par son objectif de faire chuter le régime syrien, Ankara n’a en effet pas hésité à soutenir, sans grand discernement, tous les combattants rebelles et s’est brûlé les ailes. Facteur aggravant, les pronostics maintes fois formulés sur l’imminence de la chute de Bachar Al-Assad se sont avérés totalement erronés et indiquent l’incapacité de Recep Tayyip Erdoğan à saisir les réalités politiques d’un pays pourtant voisin et avec lequel il partage plus de 900 km de frontières. A cet égard, les positions turques devenaient d’autant plus intenables que chacun comprend désormais que la coalition anti-Daech dirigée par les Etats-Unis ne se fixe pas comme objectif l’élimination pure et simple du président syrien mais cherche confusément une formule de transition politique en Syrie. La position jusqu’au-boutiste turque devenait alors de plus en plus difficile à tenir, ce qui explique, aussi, qu’après des mois de refus, les autorités turques ont enfin accepté que les avions de la coalition puissent utiliser les bases militaires turques, principalement celle d’Incirlik, pour organiser les opérations de bombardement. Il y a donc une véritable évolution des positions turques à l’égard de Daech, que l’attentat de Suruç a contribué à cristalliser. D’après les observateurs, il semble néanmoins que l’intensité des bombardements turcs contre des bases de Daech soit beaucoup moins forte que ceux organisés à l’encontre des bases du PKK.

Les enjeux de la question kurde

Il est tout d’abord singulier que, sous vocable de lutte anti-terroriste, Ankara n’hésite pas à bombarder Daech en même temps que ceux qui, en Syrie, combattent cette même organisation avec la plus grande efficacité, en l’occurrence les combattants du PKK. Cela procède au mieux d’une incohérence stratégique, au pire d’un autre projet, non exprimé celui-là. Comment comprendre, en effet, que des bombardements massifs ciblent les combattants d’une organisation avec laquelle des négociations ont été initiées depuis l’automne 2012 pour tenter de parvenir à un compromis politique sur la question kurde. Ce processus, dit de résolution, était certes pour le moins fragile et semblait de facto gelé depuis des mois. Cela ne retire néanmoins pas le mérite de Recep Tayyip Erdoğan d’avoir contribué à lever un tabou sur ce dossier et d’avoir tenté de faire bouger les lignes sur ce qui constitue probablement le défi le plus important à relever pour la société turque.

Nul ne peut, en effet, douter qu’il n’y aura pas de solution militaire à la question kurde et que seule la voie politique peut permettre de la résoudre. En réalité deux questions se posent avec force. La première renvoie à ce que les autorités turques perçoivent avec beaucoup d’inquiétude comme l’affirmation politique régionale du PKK et/ou de sa projection syrienne, le Parti d’union démocratique (PYD), qui contrôle désormais les zones kurdes autonomes dans la zone frontalière turco-syrienne. On comprend aisément que cette montée en puissance pose un problème existentiel à Ankara, qui n’hésite pas à considérer cette autonomisation des zones kurdes en Syrie comme la création d’une entité hostile à sa frontière. La deuxième nous ramène sur la scène politique intérieure et réside dans les scores électoraux réalisés par le Parti démocratique des peuples (HDP) lors des élections législatives du 7 juin dernier qui, avec la constitution d’un groupe parlementaire de 80 députés, a anéanti le projet de réforme constitutionnelle présidentialiste souhaité par Recep Tayyip Erdoğan. Il apparaît de plus en plus clair que ce dernier veut faire payer au HDP cet affront, ce qui permet de saisir l’enquête judiciaire ouverte contre Selahattin Demirtas, les bruits récurrents de levée de l’immunité parlementaire de certains députés, voire la dissolution pure et simple de ce parti. Cette éventualité, si elle venait à se concrétiser, induirait un accroissement dangereux des tensions et de la polarisation politique déjà extrême au sein du pays. En dépit de ces risques, le président turc veut visiblement désormais procéder à des élections anticipées et la guerre en cours constitue à ses yeux un incontestable moyen de reconquérir l’électorat nationaliste qui s’était éloigné de lui en juin dernier. Recep Tayyip Erdoğan veut apparaître comme le seul capable de défendre le pays agressé par de multiples ennemis et joue la stratégie de la tension. La guerre se décrypte donc en partie par des raisons de politique intérieure, ce qui est pour le moins irresponsable.

Le paramètre iranien

Enfin, dernier paramètre, la question de l’Iran, souvent sous-estimée, mais qui pourtant constitue une clé de compréhension de la crise actuelle qu’on ne peut négliger. L’accord conclu, le 14 juillet, sur le nucléaire iranien va bouleverser le jeu diplomatique et stratégique régional en rendant à l’Iran l’influence perdue au cours des dernières années. Téhéran a vocation à redevenir dans la prochaine période un partenaire majeur des grandes puissances, notamment des Etats-Unis, sur l’échiquier régional. D’où les infléchissements de la politique de la Turquie, les bombardements contre Daech, l’autorisation donnée aux Etats-Unis d’utilisation des bases aériennes du Sud-Est de la Turquie et la perspective de la création, acceptée par Washington, d’une « zone de sécurité », d’une centaine de km de longueur et d’une quarantaine de profondeur le long de la frontière syro-turque, qui devrait permettre à une partie des réfugiés syriens de se regrouper mais aussi de couper les unes des autres les zones géographiques contrôlées par le PYD. Aux yeux des autorités politiques d’Ankara, tout faire donc pour se réinsérer dans le jeu politique régional, resserrer les liens avec les Etats-Unis et ne pas se laisser distancer par Téhéran.

Une situation délétère

Ces quelques brèves remarques soulignent la complexité d’un nouveau conflit auquel la Turquie est désormais partie et qui constitue une équation à multiples inconnues. Constat des graves erreurs à répétition de la gestion de la crise syrienne, instrumentalisation d’enjeux de politique intérieure, défis constitués par la question kurde, concurrence avec l’Iran… l’ensemble constitue un cocktail explosif et infiniment préoccupant. La logique de guerre enclenchée est dangereuse car nul n’est en réalité véritablement capable de la contrôler. Il est impérativement nécessaire que les autorités politiques d’Ankara se ressaisissent et que les intérêts des citoyens turcs redeviennent la boussole des décisions du gouvernement.
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