ANALYSES

Le tournant AIIB

Tribune
21 avril 2015

La Chine s’invite dans le système économique international, au risque de le bousculer. La Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, plus connue sous son nom en anglais, Asian Infrastructure Investment Bank, ou AIIB, est l’une des principales créations du président chinois Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir. Moins commentée que le « rêve chinois » aux contours et aux objectifs mal définis, et que la lutte contre la corruption qui fait trembler les cadres du PCC, cette banque n’en demeure pas moins ambitieuse, et pourrait bouleverser les équilibres économiques et financiers internationaux. Un peu à la manière de l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en novembre 2001, qui fut alors très peu commentée dans un climat international de lutte contre le terrorisme et de guerre en Afghanistan, la création de l’AIIB aura des répercussions profondes sur les rapports de force entre les grandes puissances économiques, et confirme le rôle grandissant de la Chine. En ce sens, il s’agit d’un véritable tournant.


C’est à l’occasion d’une visite en Indonésie, en octobre 2013, que le président chinois a évoqué pour la première fois ce projet, qui fut officiellement créé un an plus tard et basé à Pékin. Pour devenir membres fondateurs, les États avaient jusqu’au 31 mars (date repoussée ensuite au 15 avril) pour se manifester et rejoindre la banque, qui compte désormais cinquante-sept membres, essentiellement des pays asiatiques et européens, plus le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Egypte, les Émirats arabes unis ou encore l’Arabie saoudite. A échelle continentale, l’initiative chinoise a immédiatement rencontré un immense succès, avec la participation des pays de l’ASEAN, d’Asie centrale et du Sud, dont l’Inde, ou encore de la Russie et de la Corée du Sud (qui s’est manifestée le 11 avril dernier). Le fait que ce soit autour d’une banque d’investissement que la Chine lance son offensive n’est pas une grande surprise. Pékin dispose des plus grandes réserves de capitaux au monde, et a accéléré depuis une décennie ses investissements en direction des pays émergents. Et ses initiatives au sein des BRICS ont été un premier indicateur de cette volonté d’imposer de nouvelles règles.


Cette banque est d’abord un coup dur pour le Japon, principal acteur de la Banque asiatique de développement (BASD) créée en 1966, dont le siège se trouve à Manille, mais dont tous les présidents depuis cinquante ans sont Japonais. Cette banque, qui s’appuyait sur trente-et-un membres à sa création, en compte désormais soixante-sept. La Chine y est pour sa part entrée en 1986. L’AIIB s’impose comme le principal concurrent de la BASD, et sa création coïncide avec le poids grandissant de la Chine dans l’économie asiatique, au détriment du Japon. D’ailleurs, avec la Corée du Nord et Taiwan dont les candidatures furent rejetées [1], le Japon est l’un des rares pays asiatiques à ne pas avoir rejoint la nouvelle banque. La question est désormais de savoir comment la BASD sera capable de résister à cette nouvelle concurrente. Et compte-tenu de la force de frappe de la Chine, de ses liens établis avec de nombreux pays asiatiques (on pense notamment à la zone de libre-échange ASEAN-Chine, aux relations avec les pays d’Asie centrale, aux liens tissés avec les pays d’Asie du Sud et plus largement aux implications de la Chine dans l’APEC), Pékin part avec plusieurs longueurs d’avance. Il n’est dès lors pas étonnant de constater que Tokyo se montre potentiellement intéressé par une adhésion à l’AIIB, qui est inévitable à court terme.


La création de l’AIIB est aussi, et surtout, un dilemme pour Washington. Les États-Unis ont non seulement refusé de devenir membre, mais ils ont en plus cherché à dissuader leurs alliés les plus proches de ne pas rejoindre l’AIIB, comme le Royaume-Uni et l’Australie. Le fait que Londres et Canberra n’écoutent pas les doléances de Washington est révélateur non seulement de la capacité d’influence déclinante des États-Unis, mais aussi de l’attractivité grandissante de la Chine. La candidature du Canada étant par ailleurs actuellement examinée, il ne devrait bientôt plus rester comme membres du G20 que le Japon et les États-Unis en dehors de cette structure, un petit évènement quand on considère que Washington occupe une place de choix dans toutes les institutions économiques et financières internationales. C’est plus encore du côté des arguments évoqués par l’administration Obama qu’on relève un dilemme. Les États-Unis ont ainsi émis des réserves, légitimes d’ailleurs, sur la création l’AIIB en arguant que cette dernière ne mettait pas suffisamment l’accent sur la bonne gouvernance. C’est donc sur la base des contours du Consensus de Washington que les États-Unis basent leur refus de rejoindre la nouvelle institution. Le fait de voir dix-huit membres du G20 rejoindre l’AIIB dès sa création est-il dès lors un camouflet pour ce consensus ? Sans aucun doute. Le pragmatisme l’emporte sur le reste. Le président de la Banque mondiale, l’Américain Jim Yong Kim, a ainsi fait savoir que les besoins sont si grands en termes d’infrastructures dans les pays en développement que toute initiative est bienvenue. Une manière de ne pas perdre la face (en attendant que Washington ne rejoigne l’AIIB à son tour, ce qui arrivera tôt ou tard, mais forcément trop tard), et dans le même temps d’insister sur le fait qu’on ne peut plus désormais se passer d’une implication grandissante de la Chine, même en suivant les règles qu’elle a définies.


 

Références :
[1] Taiwan a fait une demande d’adhésion, pour le moment rejetée, mais Pékin a gardé la porte ouverte pour une adhésion future.
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