ANALYSES

Le Royaume-Uni, « Wayne Rooney » de l’Europe ?

Interview
3 juillet 2014
Le point de vue de Olivier de France
Dans quelle situation le Royaume-Uni se trouve-t-il aujourd’hui, alors que Jean Claude Juncker vient d’être nommé à la tête de la Commission européenne en dépit des efforts de David Cameron ?
L’on raconte que dans les années 1930, le journal britannique The Times commettait cette célèbre manchette : Fog in the Channel, Continent Cut Off (« Brouillard dans la Manche, le continent est isolé »).
Au regard de la conjoncture actuelle, on pourrait retourner l’adage : c’est bien plutôt Fog in the Channel, Great Britain Cut Off (« Brouillard dans la Manche, le Royaume-Uni est isolé »). Pis, en fonction des résultats du referendum écossais qui se profile en septembre, la formule pourrait devoir se lire : Fog in the North and in the Channel, England and Wales Cut Off (« Brouillard dans le Nord et dans la Manche, l’Angleterre et le Pays de Galles isolés »).
Aujourd’hui, l’inénarrable presse anglaise est partagée entre les ravissements d’un nouveau « splendide isolement » britannique et une certaine inquiétude sur la capacité du Royaume-Uni à peser sur le cours de choses, que l’on sent poindre au milieu de l’euroscepticisme ambiant.
L’inévitable parallèle est fait cette semaine entre le rapport de forces perdu par M. David Cameron à Bruxelles et la sortie sans gloire de l’Angleterre du Mondial brésilien le mois dernier. Certaines gazettes sont allées jusqu’à affubler l’Angleterre du titre de « Rooney de l’Europe », en référence à l’attaquant de l’équipe d’Angleterre, bien isolé sur le front de l’attaque britannique.

Que s’est-il passé ?
Le Conseil européen de la semaine dernière a désigné M. Jean-Claude Juncker comme candidat à la présidence de la Commission européenne, contre l’avis du Premier ministre britannique M. David Cameron. Le Parlement européen va se prononcer sur ce choix le mois prochain, et investir l’ancien Premier ministre luxembourgeois. Un nouveau conseil européen est convoqué le 16 juillet pour discuter des autres postes : nomination du Haut représentant pour la politique étrangère, du prochain président du Conseil européen et du président de l’Eurogroupe. M. Herman Van Rompuy, l’actuel président du Conseil européen, sera chargé des consultations.

On évoque aujourd’hui une possible sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Comment en est-on arrivé là ?
Il s’agit effectivement d’une situation pour le moins surprenante, surtout si l’on considère d’une part qu’une sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne était quasi impensable il y a 3 ans, et d’autre part que M. David Cameron n’y est pas favorable. Enfin, pour qui connait un peu la machine bruxelloise et contrairement aux idées reçues, le Royaume-Uni dispose d’une force de frappe considérable à Bruxelles : des diplomates chevronnés, placés à des postes stratégiques, rompus aux négociations techniques et fort aptes à promouvoir les intérêts de la couronne. Voir M. Cameron engager ainsi un bras de fer public et le perdre de cette façon est donc d’autant plus étonnant.
Un premier facteur est lié au manque de vision et de stratégie de long terme de la part de M. Cameron. On ne peut reprocher aux Britanniques de ne pas porter un discours clair, cohérent et tactique. Mais à force de calculs tactiques de court terme, il a donné l’impression de créer par lui-même les conditions d’un résultat qu’il ne voulait pas au départ. Pour preuve, en 2005, les conservateurs britanniques en poste au Parlement européen décident de quitter le PPE (Parti Populaire Européen) s’isolant de la majorité au pouvoir et réduisant d’autant sa marge de manœuvre à Bruxelles. Cameron a donc dû se résoudre à des manœuvre tactiques de dernière minute, comme ses tribunes fort maladroites dans la presse européenne avant la réunion de la semaine passée à Bruxelles – tribunes qui ont achevé de braquer opinions et leaders politiques contre lui, à l’exception du Hongrois Viktor Orban. Il convient cependant de relativiser quelque peu ce point lorsque l’on sait que la situation institutionnelle à laquelle les élections européennes ont abouti était en tout point inédite, et que Mme Merkel n’a pas non plus anticipé le coup de force du Parlement ou la pression de son opinion publique.
Les opinions publiques, justement. Elles ont pesé dans la décision de Mme Merkel, et plus encore évidemment dans celle de M. Cameron, dont elles réduisent encore un peu plus la marge de manœuvre. C’est chose connue, le contexte médiatique est plutôt monophasé au Royaume-Uni. Mais il est plus inhabituel que l’environnement intellectuel se mette au diapason. Or une grande partie des penseurs britanniques, comme le Premier ministre,semble avoir adopté une lecture qui dénie au fond aux élections européennes leur caractère démocratique (« M. Juncker ne figurait sur aucun bulletin de vote »).Ils placent la seule légitimité démocratique auprès des seuls chefs d’Etat nationaux – au risque naturellement de susciter l’incompréhension de nombreux électeurs, et des pourfendeurs du déficit démocratique européen.
Reste que M. Cameron risque aujourd’hui de rester dans l’Histoire comme celui qui a précipité les décisions qu’il souhaitait éviter, et créé les conditions d’un Brexit (sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne) auquel il était opposé.

Quelles conséquences la nomination de Jean-Claude Juncker peut-elle avoir sur l’avenir ?
M. Juncker était le candidat du parti qui a recueilli le plus de voix aux élections européennes. Sa nomination crée un précèdent inédit car la majorité au Parlement a été en mesure de nommer « son représentant » au sein de la Commission. Cela peut encourager un cercle vertueux démocratique. Celui-ci ne s’incarnera clairement pas dans les faits au départ – après tout, les chefs d’Etats ont gardé la main en promettant de réévaluer le dispositif de nomination du président de la Commission. Mais ce renouveau peut s’incarner dans les perceptions, ce qui est déjà beaucoup et peut constituer un levier crucial.
Enfin, du côté britannique, cette nomination pourrait avoir un effet périphérique, contre-intuitif et inattendu : celui de faire réfléchir les Britanniques à deux fois quant à leur désengagement européen. La mise en évidence d’un rapport de force qu’ils ont engagé, sur lequel ils n’ont eu que peu de prise, qu’ils ont fini par perdre et qui les marginalise contre leur gré peut avoir des conséquences sur l’inconscient collectif national, et toucher une corde sensible. En dépit du brouillard qui sévit dans la Manche, il montre que le continent a aussi parfois les idées claires, qu’il est prêt à les défendre et qu’il est capable de les mettre en œuvre en jouant collectif. Mais cela sera-t-il suffisant pour piquer au vif le « Rooney de l’Europe » ?
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