ANALYSES

Surveillance américaine : entre liberté et sécurité

Interview
22 janvier 2014
Le point de vue de
Aux USA, la lutte contre le terrorisme justifie la surveillance de l’ensemble de la sphère numérique. Pourtant, les documents de la NSA ont montré que ces outils servent davantage aux domaines économique, diplomatique et politique. Quelles sont selon vous les priorités actuelles des Etats-Unis en termes de surveillance, notamment face aux pays émergents ?

Comme Obama l’a rappelé dans son discours de vendredi dernier, la justification du système de la NSA est officiellement et exclusivement du ressort de la lutte contre le terrorisme et plus globalement du maintien des intérêts américains dans le monde. Il a d’ailleurs explicitement évoqué dans son discours la question économique, en précisant qu’il ne s’agissait absolument pas d’un usage de la surveillance pour ce que l’on appelle la guerre économique ou l’intelligence économique. C’est une critique qui est souvent évoquée et qui d’ailleurs est ancienne puisqu’on disait déjà dans les années 1990 que cette surveillance permettait de faire gagner des contrats à de grandes entreprises américaines. Il est clair qu’on ne peut pas avoir un usage économique de la NSA et de l’ensemble des systèmes de surveillance. D’ailleurs au printemps dernier lorsque le programme Prism a surveillé les Européens, les médias ont fait le lien entre ce programme et l’accord de libre échange qui est actuellement en cours de négociation, dénonçant le fait qu’on ne pouvait pas imaginer un tel accord avec une des parties qui espionne, pour des raisons évidentes de libre concurrence entre Européens et Américains.

La question du but de la surveillance revient régulièrement. Les Américains eux-mêmes considèrent que les pays émergents, notamment la Chine, ont également un système de surveillance et de cyberattaque à vocation économique. Nous sommes dans une justification politique et sécuritaire de l’appareil de surveillance américain mais on ne peut faire abstraction des applications économiques. Il est évident que la compilation de milliards et de milliards d’informations est certainement beaucoup plus efficace quand on lui attribue un but extrêmement précis, à savoir de connaître les résultats de grands appels d’offre internationaux sur des firmes européennes et américaines ou même des pays émergents, que de chercher à justifier de manière précise des cas de menaces à la sécurité. On peut s’en tenir au hiatus entre le discours officiel de Barack Obama et une réalité économique. Rien n’est prouvé mais effectivement il y a de forts soupçons sur un usage économique de ces collectes d’informations en particulier en ce qui concerne le programme Prism.

Le 17 janvier dernier, Obama a déclaré qu’il allait demander à la NSA d’arrêter d’espionner les dirigeants des pays alliés, sauf cas exceptionnels. Pouvez-vous nous éclairer sur le sens du terme « alliés » ?

Les alliés sont en fait les pays qui font partis des grands traités d’alliance, donc on peut évidemment penser aux pays de l’OTAN mais aussi des pays d’Amérique latine qui font également parti des alliances traditionnelles des Etats-Unis. A la suite du discours, c’est cette information qui a été retenue, notamment en France, alors qu’en fait il ne s’agit que d’une mesure qui avait déjà été annoncée, celle d’arrêter d’espionner les dirigeants européens et notamment Angela Merkel car c’était là le principal facteur de tension. Ce terme ne mentionne rien de vraiment nouveau, et pourtant on se focalise sur cette information qui n’est pas spectaculaire : les principaux enjeux du discours sont ailleurs et concernent des mesures beaucoup plus techniques.

La réforme confirme la volonté de conserver des métadonnées, de surveiller des appels téléphoniques par des organismes indépendants et souligne la nécessité de passer par un tribunal afin d’avoir accès aux informations stockées dans ces fameux organismes. Le discours comporte un grand nombre d’éléments mais on a retenu que le terme le plus anecdotique et peut être le plus symbolique qui concerne l’écoute des dirigeants étrangers. Pourtant, le programme Prism qui met sous écoute les citoyens étrangers n’a pas été évoqué à la suite de ce discours qui s’adressait avant tout aux Américains. Car Obama voulait rassurer ces derniers sur le respect du quatrième amendement de la Constitution américaine qui empêche l’Etat d’espionner les citoyens pour obtenir des informations. Il a ainsi déclaré que les conversations téléphoniques ne seront plus enregistrées et que des garde-fous seront mis en place comme par exemple l’obligation de passer par un tribunal pour accéder aux données. Un autre point évoqué était celui de savoir combien de temps est-ce que ces informations pourront être gardées, avec une éventualité de passer de 5 à 2 ans.

Pour conclure, cette question des alliés est bien sûr importante, mais Barack Obama lui-même a signifié avec un demi-sourire que les Européens et les alliés se surveillent également entre eux et surtout lui en tant que président des Etats-Unis. A travers ce propos, il a banalisé la surveillance et a proclamé officiellement et de manière symbolique la fin de l’écoute des dirigeants alliés, sauf mesure exceptionnelle, ce qui lui laisse tout de même une marge de manœuvre.

Pensez-vous que le discours d’Obama suffira à rassurer l’opinion publique internationale et américaine ainsi qu’à atténuer le débat autour du paradoxe existant entre la volonté américaine de se protéger des menaces tout en respectant la vie privée des citoyens ?

C’est une vraie question que vous posez là, à savoir quel est l’impact de ce discours. Les premières enquêtes qui ont été publiées démontrent que les Américains restent globalement prudents face à ces mesures. Ainsi le sondage du Pew Research Center , « Obama’s NSA Speech has little impact on Skeptical Public », qui a été effectué dans la foulée du discours d’Obama montre que les Américains n’ont pas bien compris les changements profonds, étant donné que trois quarts d’entre eux ne voient pas de différences entre le système de surveillance avant et après le discours que ce soit au sujet de la lutte contre le terrorisme ou le respect de la vie privée des citoyens américains. Donc d’après l’opinion publique, ce discours n’a pas eu beaucoup d’impact. Au sujet de la NSA, 53% des Américains sont défavorables au système actuel et 40% l’approuvent. Il en ressort que les Américains sont peu sensibles au discours sécuritaires en apparence, et pensent que les réformes annoncées ne changeront pas grand-chose au respect de leur vie privée.
En ce qui concerne l’opposition entre la sécurité et la liberté, je crois que pour les Américains la lutte contre le terrorisme reste toujours un argument qui fonctionne. C’est la raison pour laquelle Barack Obama a énormément insisté sur ce point. De plus, il reste encore une petite majorité d’Américains qui pense que les révélations d’Edward Snowden ont mis en danger les Etats-Unis et qui souhaite que celui-ci soit convoqué devant une cours de justice. Ils ne le considèrent nullement comme un héros ou comme un défenseur des libertés. D’ailleurs, Obama a été très dur envers Snowden car il sait bien que les Américains sont très critiques vis-à-vis de la révélation d’informations secrètes. On a là un pays qui est un peu schizophrène sur le rapport entre la sécurité et la liberté, et ce depuis les attentats du 11 septembre, malgré le fait que la menace s’éloigne avec le temps comme Obama l’avait souligné lors d’un discours en mai 2013. A priori avec l’éloignement des menaces terroristes (car Boston est une affaire nationale), les Américains se centrent plus sur les libertés que sur la sécurité. Mais la réactivation du souvenir du 11 septembre fonctionne tout de même dans le discours du 17 janvier et les Américains sont prêts à accepter des limitations de leur liberté au nom de la sécurité. C’est une enquête d’opinion qui est paradoxale mais qui montre à quel point la profondeur du traumatisme est importante.
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