ANALYSES

Chronique d’une défaite annoncée

Tribune
31 juillet 2014
Par João de Oliveira, Docteur en Cinéma et Audiovisuel de l’Université de Paris III Sorbonne-Nouvelle
Le football étant un sport collectif, la défaite ne peut et ne doit pas être individualisée. Elle est le résultat d’un ensemble d’erreurs. L’une de ces erreurs revient aux administrateurs du football brésilien, préoccupés autant par le succès de l’équipe nationale que par leur enrichissement personnel, peu importent les moyens d’y parvenir. La Confédération brésilienne de football (CBF) est une poule aux œufs d’or. Ainsi, en quête de devises étrangères, la « seleção » réalise, depuis quelques années, la plupart de ses matchs amicaux à l’étranger, loin du public brésilien.

Une deuxième erreur revient au manque d’investissements dans la formation des jeunes joueurs. Les responsables du football brésilien n’ont jamais investi dans leur formation. La préformation est l’apanage des clubs, lesquels négligent souvent l’aspect social et humain de cette préparation. Traités comme des marchandises potentielles, les joueurs ne reçoivent, invariablement, aucune formation extra-footballistique. Venant fréquemment de milieux pauvres et défavorisés, n’ayant pas eu l’opportunité de faire des études, ils ne sont jamais préparés pour le succès, l’échec de leur carrière ou même pour une reconversion en cas de succès mitigé. Les joueurs brésiliens sont, à de rarissimes exceptions près, des adultes immatures. Dans ce cas, autant l’échec que la réussite professionnels s’avèrent constamment problématiques. Si l’échec provoque une déception et un sentiment de perte de temps, dans la mesure où le sport exige un dévouement quasiment intégral et intensif qui empêche le joueur de suivre une formation parallèle, la réussite apporte l’éblouissement et la sensation de tout pouvoir, de tout avoir, ce qui n’est pas anodin pour quelqu’un dont la vie a été marquée par la privation et la soumission. Ainsi, à 28-30 ans, quelques-uns des joueurs brésiliens, notamment ceux qui n’appartiennent pas aux églises évangéliques, sont au bord de la retraite alors que, dans la majorité des autres pays, ils arrivent à maturité, à l’âge de l’expérience. Devenus millionnaires très jeunes sans avoir eu la préparation psychologique nécessaire pour affronter le succès, ils essaient de profiter de leur niveau de vie en menant une vie sociale parallèle incompatible avec celle d’un athlète de haut niveau.

Auparavant, même s’il pêchait sur les plans social et humain, cet investissement dans la préformation des joueurs permettait aux clubs et au Brésil d’être une source intarissable de talents. Tout a changé en 1998 avec l’avènement de la loi Pelé. En rompant avec la relation quasiment précapitaliste existant entre le club et le joueur, cette loi – perçue comme révolutionnaire à l’époque, dans la mesure où elle libérait le joueur, à la fin du contrat, de l’engagement perpétuel qu’il avait envers le club qui l’avait acheté ou formé – aurait dû contribuer au professionnalisme du sport.

Ce n’est pas ce qui s’est passé dans la réalité. En fait, le lien de dépendance du joueur n’a fait que changer. Après les vieux dirigeants corrompus et autoritaires, place à la cupidité des agents, avec pour résultat qu’aujourd’hui, sous l’influence pernicieuse des agents, les joueurs sont convaincus de quitter le pays de plus en plus jeunes. Les familles, invariablement pauvres, sont séduites par des propositions mirobolantes qui se révèlent parfois cauchemardesques. Certains joueurs moins connus se retrouvant en Europe ou ailleurs sans les salaires promis, sans passeport parfois et prisonniers d’une petite mafia.

Avec cette mainmise des agents, les clubs investissent de moins en moins dans la formation des jeunes joueurs. De plus, afin d’éviter l’exportation précoce de leurs grands joueurs et afin de faire face à la carence en grandes idoles, les dirigeants les font monter encore très jeunes dans les équipes principales. Sans l’expérience et la maturité nécessaires, ces joueurs talentueux succombent à la pression énorme, passant rapidement d’un grand espoir à une énorme déception. Il faudra trouver une solution empêchant l’exode précoce des jeunes joueurs, de manière à ce que les clubs reprennent leurs investissements dans leur préformation sans que cela ne porte préjudice aux footballeurs, sans qu’ils ne redeviennent des esclaves des clubs ou des agents. Cette préformation devrait aussi être revue pour y intégrer l’aspect social et humain et éviter qu’ils soient considérés uniquement comme des marchandises produites pour le marché international.

Néanmoins, la responsabilité principale de la défaite repose sur Luiz Felipe Scolari. Avant 2002, l’entraîneur, défenseur d’un football rugueux, rude (quasiment agressif) et défensif, était souvent contesté. Après sa victoire lors de la Coupe du monde de 2002, il a presque fait l’unanimité. Outre son succès relatif comme entraîneur de l’équipe du Portugal au Championnat d’Europe des nations de football en 2004 (vice-champion) et à la Coupe du monde de 2006 (quatrième place), ou encore son titre de champion ouzbèke avec l’équipe Bunyodkor, on a oublié qu’il a été viré du Chelsea en 2009 et qu’il a été responsable, en 2012, de la relégation en deuxième division de l’une des équipes les plus traditionnelles du football brésilien, l’équipe de Palmeiras de São Paulo.

Dur et intraitable avec les joueurs les plus rebelles, il est aussi connu pour ne pas sélectionner certains grands joueurs en raison de leur comportement. Afin de constituer ce que la presse intitule la « famille Felipão », il ne choisit que les joueurs plus soumis et au comportement irréprochable sur et en dehors des terrains. Ainsi, en 2002, il a contrarié l’expectative des supporters brésiliens et n’a pas sélectionné Romário, de même qu’il n’a pas sélectionné Ronaldinho en 2014. S’il avait gagné, comme en 2002, on lui aurait encore une fois pardonné, mais cette fois-ci, pour les amateurs du grand football, du football art, il a heureusement perdu.

Certains joueurs brésiliens doivent leur présence en 2014 uniquement à cet esprit paternaliste et familial que l’entraîneur a établi avec eux. C’est le cas précisément de Paulinho, Bernard, Jô et Fred. En 2012, lors de la victoire de la « seleção » à la Coupe des confédérations, tous les quatre avaient fait une excellente saison avec leurs clubs respectifs. Le premier avait gagné avec Corinthians le championnat national en 2011, la Libertadores de América et la Coupe du monde des clubs en 2012. En 2012, l’Atlético de Minas Gerais de Bernard et Jô (et Ronaldinho) a disputé au coude à coude le championnat brésilien avec l’équipe de Fluminense de Fred qui sera finalement championne. Fred, qui avait déjà été le deuxième buteur en 2011, est sacré le meilleur buteur du championnat. En compensation, l’équipe de Jô et Bernard a gagné la Libertadores de 2013. En revanche, en 2013, les trois équipes ont fait un très mauvais championnat national. L’Atlético n’a été que huitième, celle des Corinthians dixième, tandis que celle de Fluminense a été reléguée en deuxième division, maintenue dans la première division en vertu d’une décision controversée du Tribunal Supérieur de Justice Sportive brésilien (l’équipe Portugaise de São Paulo a fait jouer, lors du dernier match du championnat, un joueur irrégulier et a été punie par la perte de quatre points, faisant échapper Fluminense à la relégation). Ainsi, au nom de sa fidélité, Felipão a sélectionné un joueur dont l’équipe a été, sur le terrain, reléguée en deuxième division. Avant la fin du championnat national de 2013, Paulinho et Bernard ont été transférés respectivement au Tottenham Hotspur et au Shakhtar Donetsk où ils n’arrivent plus à répéter les bonnes performances du passé.

En outre, la presse a révélé, après les deux lourdes défaites contre l’Allemagne et les Pays-Bas, que les joueurs brésiliens ne s’entraînaient pas beaucoup. Pendant toute la Coupe du monde, l’entraîneur n’aurait jamais essayé de préparer des actions collectives, de même qu’il n’aurait jamais visionné une vidéo du jeu de ses adversaires, afin de mieux préparer son équipe. La cerise sur l’ apfelstrüdel fut son refus de suivre les recommandations de ses observateurs pendant les matches de la Coupe du monde. Lors de la catastrophe contre l’Allemagne, les observateurs lui avaient recommandé de remplacer Fred et de mettre un milieu de terrain supplémentaire, étant donné la qualité du milieu allemand, ce qu’il n’a pas fait. Ce changement aurait-il changé quelque chose ? Difficile à dire car l’équipe, à l’exception de la première mi-temps du match contre la Colombie, n’a jamais joué un bon football et aurait déjà dû être éliminée par le Chili. Outre la médiocrité de la majorité de ses joueurs, la « seleção » de Scolari n’avait aucun schéma tactique, aucune identité.

Tous ces problèmes sont passés sous silence par la presse brésilienne qui a été très condescendante avec le choix des joueurs par l’entraîneur. Personne ne lui a reproché l’absence d’un remplaçant pour Neymar, comme si la jeunesse et la fougue du joueur étaient une garantie contre les blessures. La presse brésilienne n’a rien dit non plus sur les absences de Kaká, Robinho et Ronaldinho, lesquels, même en mauvaise forme, sont largement supérieurs à plusieurs des joueurs sélectionnés, outre le fait qu’ils ont plus d’expérience, ce qui a notamment manqué lors du match catastrophique contre l’Allemagne.

Vu rétrospectivement, il paraît indéniable que la victoire du Brésil lors des trois dernières éditions de la Coupe des confédérations a fait subir des préjudices importants à la préparation de l’équipe brésilienne. Ces trois victoires ont convaincu les joueurs et les dirigeants que la « seleção » avait un niveau qu’en réalité elle n’avait pas.

Par ailleurs, la confiance excessive dans le talent de Neymar fait partie des multiples erreurs du football brésilien qui devront être aussi corrigées. Nous avons toujours fait confiance aux talents individuels de nos joueurs au détriment du collectif. Cela ne veut pas dire qu’il faut sacrifier le talent des footballeurs brésiliens. Au contraire, il faut le mettre en évidence, tout en essayant de départager les responsabilités, comme c’était le cas jusque dans les années 1980, avant que le Brésil importe la façon européenne de jouer. Depuis les échecs du football art, lors des Coupes du monde de 1982 et 1986, la « seleção » joue avec un milieu de terrain surpeuplé de milieux défensifs, plus destructeurs que constructifs, avec deux ou trois bons joueurs à l’avant capables de faire la différence, le résultat important davantage que le spectacle. Ainsi, la « seleção » a remporté laborieusement la Coupe du monde de 1994 en jouant un football très médiocre, dans un 4x4x2 très européen. Parreira, un entraîneur qui était déjà dépassé à l’époque, a été mythifié, à l’instar de Felipão en 2002. Depuis, des joueurs sans aucune capacité créative, qui intégreraient difficilement une équipe quelconque de quartier, sont devenus des stars prisées, valorisées par les clubs et les dirigeants intéressés seulement par les résultats.

Ainsi, tandis que le Brésil, pays du joyeux football art et du football « moleque » (gamin), comme on dit là-bas, importe la vieille façon européenne de jouer, les équipes plus modernes de l’Europe, telles que l’Allemagne et l’Espagne, ressuscitent le football offensif qui a fait la gloire du Brésil dans le passé. La grosse défaite subie contre l’Allemagne, qui avait déjà la meilleure équipe en 2010, ne sera vengée que lorsque la « seleção » redeviendra la « seleção » du passé et jouera offensivement comme le Brésil a toujours joué.

Le nouvel entraîneur brésilien devra être un homme sensible à son temps, ouvert aux technologies et aux sciences humaines. Les Brésiliens ont un modèle dans la personne de l’entraîneur de l’équipe masculine de volley-ball. Bernardinho, ancien passeur dans les années 1980, a révolutionné le sport. Il analyse minutieusement ses adversaires et exige beaucoup de ses joueurs, en répétant exhaustivement les fondamentaux du sport. Depuis qu’il en est devenu l’entraîneur, l’équipe brésilienne est arrivée en finale de la majorité des tournois auxquels elle a participé et a remporté les principaux titres à plusieurs reprises, dominant largement le sport dans les années 2000.

Néanmoins, toute modernisation de l’organisation et des rapports du football brésilien passe par le renouvellement total de l’image de la CBF, usée par les scandales de corruption et par l’arrogance de ses dirigeants. Même s’il s’agit d’une entreprise privée, il faudra, comme le suggère le député Romário, limiter le nombre de mandats de son président de manière à permettre l’émergence de nouveaux dirigeants. Ricardo Teixeira, son précédent président, a commandé l’institution pendant 23 ans. Accusé de recevoir des pots de vin de l’entreprise de marketing ISL, il a été obligé de démissionner en mars 2012. Le scandale a aussi atteint João Havelange, son ex-beau-père (qui avait été le président de la CBF pendant 17 ans entre 1958 et 1975), qui a dû renoncer au poste de président d’honneur de la FIFA. L’actuel président, dont le mandat expire en 2015, est un politique de droite qui avait soutenu la dictature instaurée par les militaires entre 1964 et 1985. Son successeur, élu stratégiquement avant la Coupe du monde, est l’actuel président de la fédération de São Paulo, Marco Polo del Nero, dont le CV recèle quelques polémiques.

Finalement, nous garderons de cette Coupe du monde le souvenir de la beauté des villes, la magie des stades (malgré la surfacturation du prix des stades et le prix élevé des billets), la joie et l’accueil chaleureux du peuple brésilien qui, ensemble avec son gouvernement, a organisé une fête merveilleuse, la Coupe des Coupes, malgré les quelques dérives de sa police militaire lors des manifestations survenues le jour de la finale.

Cet article était déjà écrit quand nous avons appris la nomination de Gilmar Rinaldi, un ex-gardien et ex-agent de joueurs, comme le coordinateur de la « seleção » et de Dunga, son ami personnel, comme entraîneur. Ces deux nominations démontrent que les dirigeants brésiliens n’ont pas appris la leçon reçue lors de la dernière Coupe du monde et qu’ils n’entendent absolument rien au football. On remplace un entraîneur qui adore le football défensif et rugueux, autoritaire et très agressif envers ses opposants, qui a d’énormes difficultés à écouter les autres, par un autre qui défend les mêmes philosophie et style de jeu, qui est excessivement autoritaire et encore plus truculent, vulgaire et agressif envers ceux qui osent le contrarier que le précédent, outre le fait plus important qu’il est peu familier des progrès du football moderne. Irascible, Dunga n’admet pas la critique et entretient un rapport très difficile avec la presse. Lors de son dernier passage, il a failli en arriver aux mains avec un journaliste de la chaîne Globo. Ainsi comme Felipão, il est moralisateur et adepte de l’esprit de famille, préférant sélectionner les joueurs qui lui sont fidèles plutôt que les meilleurs joueurs au moment de la diffusion de la liste. Sa nomination aura l’effet d’une véritable rétrogradation pour le football brésilien. En termes structuraux, rien ne changera. Alors que les Brésiliens commençaient à penser que la situation ne pouvait pas empirer, ils ont été surpris par ce tsunami d’incompétence des responsables du football brésilien.
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