ANALYSES

L’« exception marocaine » dans le contexte des soulèvements arabes

Tribune
2 décembre 2011
Cette référence renvoie naturellement au régime d’alternance décidé par Hassan II au début de la décennie 1990, consistant à renouveler les élites tout en se montrant prêt à opérer une ouverture politique.
En 1992, le souverain décide d’ouvrir le système politique à une compétition relative. Elle consiste à associer l’ancienne opposition au pouvoir (USFP) pour sécuriser l’avenir de la monarchie face à de nouvelles contraintes extérieures et intérieures.

Ce processus d’ouverture est, rappelons-le, le fait du système qui le suscite. Il consiste à élargir le nombre de participants à la compétition légale, tout en continuant d’en exclure une partie, obéissant ainsi à l’un des principes fondamentaux du fonctionnement du système traditionnel marocain.

Mais l’ouverture politique se définissait aussi dans l’élargissement de l’espace de négociation entre régime et opposition. Celle-ci reste à géométrie variable et peut connaître des limites. Ces balises souvent désignées de « lignes rouges » à ne pas dépasser, permettent à la monarchie de ne jamais perdre le contrôle du gouvernement.

Cette relation négociée et le rapport de forces inhérent aux régimes ouverts ont pu se trouver biaisés, notamment lorsqu’il s’agissait des nouveaux acteurs du système, les « entrants ». Ce fut le cas des islamistes du parti de la justice et du développement (PJD) qui, malgré leurs succès électoraux, ont dû se contenter d’être présents au parlement et non au gouvernement pour figurer dans le paysage politique (42 députés en 2002 et 47 après les législatives de 2007).

Cette marge de négociation a donné un caractère quelque peu particulier à l’ouverture du système et au changement mis en avant. Les relations entre acteurs politiques et monarchie ont toujours été marquées par l’ambigüité, mais fonctionnaient malgré tout dans la mesure où chacun y trouvait son propre intérêt.

Le printemps arabe a mis à mal ce système bien huilé, où le roi demeure la pièce maîtresse du dispositif politique tout en affichant une transition politique et un cheminement quasi naturel vers une monarchie de type parlementaire.
En février 2011, une vague de contestations sociales et politiques, emmenée par le Mouvement du 20 février a mis en évidence les limites du consensus sur les réformes initiées par la monarchie.
Les Marocains qui font partie de ce mouvement ne sont pas issus de partis politiques, de syndicats ou encore des associations, mais vont rapidement bénéficier de l’aide logistique de certains partis de gauche (PSU et la Voie démocratique), d’association des droits de l’homme (AMDH), de centrale syndicale (CDT) et par l’association islamiste de cheikh Yassine Justice et bienfaisance .

Comme dans les autres pays arabes, les manifestants expriment des demandes d’accès à la justice sociale, à l’éducation, au travail, à la dignité et à la liberté. L’entourage du roi est stigmatisé et des proches sont nommément pris à parti comme Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi ou encore Fouad Ali El Himma, un proche du roi qui a quitté le gouvernement en 2007 pour fonder le parti authenticité et modernité (PAM), un parti censé faire barrage aux islamistes du PJD aux élections législatives.
Les critiques se sont aussi concentrées sur la richesse du souverain, émanant de personnalités connues du monde associatif, du monde de l’entreprise ou encore de certains intellectuels. Slogans et banderoles demandent l’abrogation de l’article 19 de la Constitution selon lequel le roi est Commandeur des croyants.

Dans un premier temps, le pouvoir a tenté d’agiter le chiffon rouge, insinuant que les manifestants qualifiés de « nihilistes », étaient manipulés par les mouvements d’extrême gauche et les partisans de cheikh Yassine, deux groupes idéologiquement très différents mais qui partagent une même volonté de limiter les pouvoirs du roi et d’instaurer une monarchie parlementaire.

Mais le pouvoir comprend rapidement que ces mesures qui auraient été suffisantes en d’autres temps, sont bien en deçà des attentes du mouvement qui se déploie dans le contexte du printemps arabe. Dans l’urgence, 3406 postes de fonctionnaires sont créés et 25 000 postes additionnels sont annoncés au titre du budget de 2012, qui est censé être un budget de rigueur.
Malgré ces mesures, le mouvement de contestation ne faiblit pas, et montre même un durcissement lors de la manifestation du 20 mars.

Le roi ne peut donc nier le mouvement, mais ne peut y répondre à la manière des Etats voisins dont il entend se distinguer. Il annonce alors une réforme constitutionnelle selon des modalités nouvelles. Ce n’est plus son Cabinet qui prépare la réforme, mais une commission consultative qu’il nomme et qui est chargée d’élaborer un nouveau texte.

Composée de juristes, de politologues, d’hommes et de femmes qui représentent la société civile, cette commission est censée représenter la société tout en étant un intermédiaire entre le roi et la société civile.
Le projet de réforme constitutionnelle, qui a pour objet de rééquilibrer le partage du pouvoir au sein de l’exécutif, est présenté comme une « offre » qui s’inscrit dans le prolongement des réformes engagées.

La principale innovation de ce texte réside dans la désignation d’un Premier ministre issu de la formation politique qui arrive en première position lors des élections législatives. Mohamed VI explique que compte tenu de ce changement, « le pouvoir exécutif viendra du peuple ».

D’autres modifications, plus ou moins importantes, sont également inscrites dans la constitution, comme la représentation des Marocains vivant à l’étranger au parlement marocain, la présomption d’innocence, la lutte contre les discriminations, l’égalité entre l’homme et la femme, la liberté d’opinion, le droit d’accès à l’information, le berbère comme seconde langue officielle.

Toutefois, au niveau des prérogatives du roi, il est difficile de croire que son pouvoir ait été réduit. Il reste le maître du jeu dans les domaines régaliens de la défense, de la diplomatie et de la sécurité intérieure, le chef des armées, il accrédite les diplomates, préside le conseil des ministres…

Au plan religieux, le roi conserve son titre de Commandeur des croyants et reste la première autorité religieuse du pays. Sa personne est inviolable, même si la notion de sacralité est remplacée par celle de respect qui lui est dû.
Comme par le passé, nous sommes devant une monarchie qui « offre » des réformes, qui initie le changement, qui met en place l’alternance. Bref qui décide de l’aspect et du contenu des réformes octroyées. Elle intervient même sur la réponse qu’elle souhaite obtenir par le biais de la consultation référendaire organisée le 1er juillet pour valider la réforme constitutionnelle. Mohamed VI a en effet martelé le OUI avec lequel il allait lui-même se prononcer.

Le roi se pose ainsi tantôt en roi-citoyen, en roi-votant, en roi réformateur qui propose de réduire ses propres prérogatives. Cette confusion des rôles a longtemps été mise sur le compte du particularisme marocain, occultant ainsi le contenu des réformes et leur application.

Avec 10 mois d’avance sur le calendrier initialement prévu, des élections législatives sont organisées fin novembre 2011. Le roi promet des élections libres, transparentes et honnêtes. Si la sphère politique compte plus d’une trentaine de partis, trois grandes formations étaient réellement en compétition. La Koutla qui rassemble les vieux partis traditionnels (Istiqlal, USFP et PPS). Le G8 qui se présente comme une force démocratique, progressiste et moderne, désigne un regroupement de huit partis dont le Parti Authenticité et modernité (PAM ) dont le chef de fil et fondateur est Fouad Ali El Himma, et le Rassemblement national des indépendants (RNI). El Himma fut largement mis à l’index par le mouvement du 20 février, le G8 a donc préféré mettre en avant le chef de fil du RNI, Salaheddine Mezouar, le ministre des Finances. Pour ce dernier, la priorité est de répondre à la crise économique mondiale et régionale, d’où la nécessité d’adopter des lois organiques et d’accélérer les réformes.

Ces deux coalitions de partis avaient en commun une même volonté de faire barrage au PJD, un parti islamiste qui a profité de l’ouverture politique des années 1990 pour prendre place sur la scène politique. Parti de masses ayant une forte capacité à mobiliser, le parti s’est beaucoup distingué au parlement où il avait 47 sièges, par son attitude critique et ses questions embarrassantes au gouvernement.

Le PJD, qui bénéficie d’une image de probité morale, a fait campagne sur la moralisation de la vie publique, la lutte contre la corruption, l’accès au travail, la justice sociale, l’éducation, la dignité. Même si le PJD avait appelé ses partisans à ne pas rejoindre le mouvement du 20 février, ses thèmes de campagne ont rejoint les revendications du mouvement de contestation, notamment sur la stigmatisation de l’entourage du roi.

Sur la crise morale qui ronge le Maroc et plus largement encore le monde arabe, la langage de la rue et celui des urnes ont convergé dans une même volonté de « moraliser la vie publique », de réduire les inégalités sociales et de rompre avec des pratiques politiques moralement inacceptables. Une sorte d’« indignation » qui s’inscrit dans l’air du temps.

En revanche, le PJD s’est montré très insistant dans son refus d’inscrire la liberté de conscience dans le texte de la Constitution réformée. Mais parallèlement à cette posture ferme, il s’est montré bien plus conciliant sur d’autres dossiers qu’il ne l’avait été auparavant, cessant par exemple de condamner les festivals musicaux. Son référent islamique a également été autrement défini pendant la campagne électorale, Benkirane affirmant : « Notre référentiel musulman nous aide à comprendre les situations ».

C’est ce discours de rupture par rapport au passé et de probité qui eut la faveur de la majorité des votants. Le PJD a obtenu 107 sièges au parlement sur les 395 qui étaient à pourvoir. L’Istiqlal, le plus vieux parti du Maroc, dont le chef de file, Abassi El-Fassi est le premier ministre sortant arrive en seconde position avec 60 sièges, suivi par le Rassemblement national des indépendants (RNI) du ministre des Finances Salaheddine Mezouar qui obtient 52 sièges et le Parti authenticité et modernité (PAM) qui obtient 47 sièges.

A l’instar de ce que nous avons vécu en Tunisie, la sanction a surtout frappé les pôles regroupant les partis « modernistes » qui se sont rassemblés pour faire barrage aux islamistes, que ce soit le pôle démocratique en Tunisie ou encore le G8 au Maroc. Ces deux regroupements de partis n’avaient pas réellement d’offre politique à faire. Ils ont essentiellement œuvré à mettre en exergue l’incompatibilité entre une démocratie qui leur paraissait être à portée de mains et qui devait naître presque naturellement du « printemps arabe » et le conservatisme des partis islamistes.

Mais les électeurs n’ont pas été sensibles à cette « diabolisation » des islamistes et y ont peut-être vu un reliquat des méthodes anciennes lorsque les régimes autoritaires se posaient en « rempart contre l’islamisme ». Ils ont majoritairement porté leurs voix vers les partis qui leur semblaient incarner le mieux la contestation portée au régime et aux modes de gouvernance dont ils ne veulent plus.

Pour n’avoir jamais participé aux gouvernements de leur pays respectif, pour avoir été marginalisés, peu reconnus et poursuivi dans le cas d’Ennahdha, ces partis ont été perçus dans leur distance et leur opposition au pouvoir.
La crainte que peuvent avoir certains, de voir les islamistes arriver au pouvoir est à la mesure du rejet qu’ils ont pu avoir à l’égard de ces formations. Aujourd’hui, du fait du « printemps arabe » le contexte est différent. Ces deux partis sont arrivés au gouvernement à la faveur des premières élections libres de ces pays. Ils sont à présent appelés à gouverner dans le cadre de coalitions, en faisant des alliances avec des partis qui ne partagent pas toujours leurs convictions. Au Maroc, l’alliance du PJD et de l’Istiqlal va constituer un pôle conservateur qui va devenir une sorte de centre de gravité à partir duquel les autres auront à se définir, ou à se démarquer. Mais la norme reste définie par le roi. Une sorte de filet de sécurité qui peut empêcher les dérives et peut aussi mettre fin aux conflits et aux confrontations violentes, mais qui présente moins d’avantages en termes de rupture par rapport au passé. Dans le cas tunisien, cette norme est à redéfinir par les nouveaux acteurs.

Ainsi, Abdellilah Benkirane n’a pas réellement les coudées franches, il est pris en tenaille entre les forces politiques de la coalition et un roi qui continue de gouverner quand bon lui semble. Le pacte qui le lie à la monarchie se double d’un pacte avec la société. A l’intérieur du système, il devra rendre compte au parlement, et à l’extérieur du système, le mouvement du 20 février va certainement continuer la contestation et se muer en cellule de vigilance pour faire appliquer le texte constitutionnel et pour interpeller le gouvernement. En outre, le mouvement du 20 février compte aussi en son sein les islamistes de Justice et bienfaisance qui pourraient bien devenir une sorte de mauvaise conscience du PJD sur les valeurs religieuses, sur la moralisation de la société et de la vie publique.

A cela s’ajoute le fait que le PJD n’est pas un bloc homogène, il est traversé par des courants de pensées très différents qui se sont opposés par le passé. Mais ce parti a aussi une base et des sympathisants qui ont voté pour lui, à leurs yeux, le PJD reste probablement un parti du refus qui risque de compromettre ses idéaux et son identité au moment où des concessions seront nécessaires.
Sur la même thématique
Caraïbe : quels enjeux pour les opérations HADR ?