ANALYSES

Politique étrangère, sécurité et défense : une Union européenne en voie d’ashtonisation ?

Tribune
17 août 2011
Réformes institutionnelles : des lendemains qui déchantent
La focalisation des débats européens sur l’adoption d’un nouveau traité, puis la nécessité d’attendre la mise en place des réformes et instruments envisagés dans ledit traité 3 , avaient pu servir depuis plusieurs années au piétinement relatif de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et de la Politique européenne commune de sécurité et de défense (PECSD). Le temps nécessaire à la mise ne place du nouveau Service européen pour l’action extérieure (SEAE) sert encore aujourd’hui parfois de réponse aux critiques soulignant le manque d’implication, de visibilité et d’efficacité de l’UE sur des dossiers récents comme les évènements en Tunisie, en, Egypte, en Syrie et en Libye. Mettre en place une telle institution associant des acteurs d’horizons divers – États membres et institutions européennes –, et couvrant des registres d’intervention différenciés – relations extérieures, diplomatie, sécurité et défense–, est un chantier institutionnel complexe 4 . Evolutions de l’environnement international et attentes surévaluées à l’égard des innovations institutionnelles européennes véhiculent toujours des espoirs déçus, comme l’a conceptualisé Christopher Hill à travers l’idée de capability-expectations gap 5 . Mais ces diverses circonstances atténuantes ne sauraient faire oublier le principal : ce ne sont pas de meilleurs outils et instruments de mise en cohérence et de renforcement de son action extérieure qui manquent à l’UE, mais simplement une vision, un comportement et une ambition politiques et stratégiques qui pourrait ensuite être optimisée à travers ces dispositifs. La promesse d’une action globale 6 et cohérente que représente le SEAE restera inassouvie sans compas guidant et orientant cette action. La promesse d’efforts accrus dans le domaine de la défense véhiculée par la Coopération structurée permanente 7 , demeurera lettre morte si tous les États membres veulent en faire partie sans pour autant rehausser leurs ambitions en matière de défense. La réforme du poste de Haut représentant pour la Politique étrangère ne sera d’aucune utilité en l’absence à la fois d’une politique à incarner et d’une personne susceptible de faire germer une telle politique entre les États membres si et lorsqu’elle ne vient pas spontanément de ces derniers.
L’UE ne manque pas d’instruments institutionnels ingénieux, mais de leadership, d’ambition et de contenu politiques. A ce jeu, Paris est aujourd’hui davantage une partie du problème qu’une partie de la solution.
Du pari perdu de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN aux fausses promesses du couple franco-britannique :
la France se détourne-t-elle de la PECSD ?

Certains diplomates et militaires français impliqués dans le processus d’élaboration d’une Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) depuis des années n’en reviennent pas : Paris est en passe de réussir l’incroyable pari de réduire les ambitions et l’intérêt de la PESD à un rythme et avec une efficacité que même les britanniques les plus eurosceptiques n’auraient pas rêvée. Comme le regrettait récemment un membre du Ministère des Affaires étrangères et européennes : « Il y a dix ans, on était là pour défendre l’idée d’armée européenne. Aujourd’hui, on est là pour démentir que l’on n’ait jamais eu cette ambition, pour démolir ce concept(…). Nous sommes en train de retomber dans la situation d’avant la PESD, dans laquelle l’UE faisait du civil, l’OTAN du militaire (…). Tous les discours sur la cohérence de l’UE, le fait qu’elle dispose désormais de toute la palette des outils d’intervention, etc., notamment à travers le SEAE, est pour l’instant une grosse blague » 8 . Le lent et ambitieux projet de transformation de l’UE en un acteur global doté de l’ensemble des outils de l’intervention extérieure (on n’ose plus parler d’outils de puissance), y compris militaires, est abandonné au profit d’une vision contournant le niveau européen par le haut – à travers le cadre plus large de l’Alliance atlantique – et par le bas – à travers des coopérations bilatérales ou par petits groupes d’États ad hoc.
L’UE est désossée par le haut car la normalisation de la situation de la France dans l’Organisation du Traité de l’atlantique nord (OTAN), censée renforcer l’influence de la France dans l’OTAN, a pour l’heure eu pour double effet de renforcer l’influence des structures et concepts otaniens sur les acteurs et administrations françaises et de favoriser une prédominance de l’OTAN. En particulier, l’évolution de l’OTAN vers une organisation capable de faire non seulement des actions militaires mais aussi des actions de prévention, de stabilisation et de coopération, coupe l’herbe sous le pied à une UE que la PECSD était censée transformer en un acteur faisant non seulement de la prévention, de la stabilisation et de la coopération mais aussi… des actions militaires. Si le nouveau concept stratégique de l’OTAN affirmant que celle-ci « s’engagera, où cela sera possible et quand cela sera nécessaire, pour prévenir et gérer les crises, stabiliser les situations post-conflits et soutenir la reconstruction » 9 se concrétise, il en sera fini de ce qui faisait la spécificité et l’intérêt de l’acteur « UE ». C’est déjà le cas pour certains acteurs du monde la défense pour lesquels « ce qui peut arriver de mieux à l’UE aujourd’hui, c’est d’être pourvoyeuse de moyens pour l’OTAN » 10 .
L’UE est aussi dépecée par le bas, à travers le retour à une approche pré-PECSD privilégiant les coopérations bilatérales aux tentatives de faire émerger, dans le cadre européen, des ambitions et actions communes. La signature d’un traité de coopération franco-britannique en matière de défense 11 est un signal à la fois de la lassitude de Paris et Londres à l’égard du processus de la PECSD dont les deux États revendiquaient la paternité, et d’un retournement certain de l’attitude française vis-à-vis des ambitions européennes en matière de défense au sens large. Passée la fausse promesse d’un couple franco-britannique moteur modèle de la PECSD, il a toujours été évident pour la plupart des acteurs français que Londres était à la fois une partie du problème et une partie de la solution au défi consistant à vouloir faire émerger l’UE comme acteur stratégique. Londres est une partie de la solution car le Royaume-Uni est bien, aux côtés de la France, le seul État de l’Union à prétendre avoir une vocation mondiale et à conserver quelques capacités opérationnelles pour satisfaire cette ambition. Londres est aussi une partie du problème car le royaume n’accepte aucun engagement contraignant ou « intégrationniste » dans le cadre européen en matière de sécurité et de défense.
Depuis plusieurs années, chacun savait ainsi à Paris que si rien d’ambitieux en matière de défense européenne ne pouvait se faire sans les britanniques – pour des raisons capacitaires –, rien d’ambitieux ne pouvait non plus se faire avec eux dans le cadre européen – pour des raisons politiques. Paris semble aujourd’hui avoir tranché : ce qui est ambitieux se fera avec les britanniques en dehors de l’UE, ce qui ne l’est pas se fera aussi avec eux, dans le cadre de l’UE.
De quoi nourrir encore l’absence d’épaisseur politique, l’improvisation diplomatique et stratégique comme dans le cas Libyen, la diminution des ambitions européennes sur fond de réappropriations nationales de la PECSD, qui se conjuguent aujourd’hui pour faire de l’UE un acteur ashtonisé, qui n’est pas à la hauteur de changements stratégiques mondiaux à l’œuvre.

1 Docteur en science politique, Bastien Nivet est chercheur associé à l’IRIS et Professeur à l’Ecole de Management Léonard de Vinci (EMLV, Paris La Défense).
2 Haut représentante de l’UE en charge de la politique étrangère, qui est aussi vice-présidente de la Commission européenne et chef du Service européen pour l’action extérieure (SEAE).
3 Le Traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009.
4 Pour une tentative initiale de soulever les enjeux liés à la mise en place d’une telle structure, nous nous permettons de renvoyer ici à notre working paper, « Europeanizing European foreign policies by forging European diplomats ? », Les Notes de l’IRIS, Juillet 2011 (http://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/2011-07-12-eeas-bastien-nivet.pdf).
5 Christopher Hill, « The Capability-expectations Gap, or Conceptualizing Europe’s International Role », Journal of Common Market Studies, vol. 31, n°3, septembre 1993.
6 Dans le sens ici d’une action pouvant emprunter à l’ensemble des registres possibles de l’action internationale (économiques, financiers, diplomatiques, humanitaires, militaires, etc.).
7 La Coopération structurée permanente est un mécanisme introduit par le Traité de Lisbonne afin de permettre à ceux des États membres qui le souhaitent de développer une coopération plus poussée dans le domaine de la défense sans attendre que l’ensemble des États membres de l’UE ne souscrivent à leurs ambitions (Traité de Lisbonne, articles 42 et 46 TUE). Pour une présentation du dispositif et des attentes à son égard, voir par exemple Sven Biscop et Jo Coelmont, « Permanent structured cooperation for Effective European Armed Forces », Egmont Security Policy Brief n°9, March 2010.
8 Entretien réalisé au ministère des Affaires étrangères et européennes à Paris le 16 juin 2011.
9 Extrait (paragraphe 20) du Concept stratégique de l’OTAN adopté lors du sommet de Lisbonne de juin 2010 (http://www.nato.int/cps/en/natolive/official_texts_68580.htm).
10 Entretien réalisé au ministère de la Défense, Paris, le 9 juin 2011.
11 Traité de coopération en matière de défense et de sécurité entre la République française et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, signé à Londres le 2 novembre 2010.