ANALYSES

Pourquoi la Syrie est-elle différente ?

Tribune
15 juillet 2011
par Wassim Nasr, diplômé en Défense, sécurité et gestion de crise d'IRIS Sup'.
Aussi, pourquoi malgré 1300 morts, plus de 14.000 emprisonnés et 20.000 réfugiés, Bachar al-Assad est-il toujours considéré comme un interlocuteur fiable ?(2) Qu’est ce qui explique la prudence vis-à-vis de Damas de la communauté internationale – hormis la visite des ambassadeurs américain et français à Hama, qui n’a pas empêché la répression de continuer dans le reste du pays et des sanctions sans effet immédiat, sachant que le régime s’accommode de toutes les sanctions depuis trente ans – en comparaison aux réactions suscitées, certes différentes, par les événements qui ont secoué l’Egypte, la Tunisie ou encore la Libye ? Cela pourrait démontrer que, d’une certaine manière, le régime baassiste a eu « raison » sur toute la ligne dans ses relations avec l’Occident en général et avec les États-Unis en particulier.

Quelques rappels historiques

Al-Assad père, le « Bismarck du Moyen-Orient », assura un rôle régional à la Syrie avec son occupation du Liban en 1976, et cela non sans le feu vert israélien et une bénédiction américaine. La Syrie occupera le pays du Cèdre trente ans durant pour « contenir le chaos libanais ».(3) Or, il ne faut pas oublier que le rôle de Damas deviendrait insignifiant si les acteurs de ce « chaos », tels l’OLP en son temps ou le Hezbollah aujourd’hui, sont anéantis. Ce qui explique, entre autre, l’aide syrienne à ces organisations et son double jeu. Le « deal » était simple : tant qu’un niveau de violence acceptable était maintenu vis-à-vis d’Israël, Damas avait les mains libres au Liban. La coopération entre la Syrie et les États-Unis atteindra son paroxysme avec la participation active de Damas à l’opération « Tempête du désert ». L’accord tacite de 1976 fut maintenu plus ou moins jusqu’en 2003, la donne ayant changé avec l’intervention des États-Unis en Afghanistan en 2001 et leur deuxième intervention en Irak.

Vu de Damas ces deux dernières opérations étaient ni plus ni moins des opérations de changement de régime. Le régime syrien avait naturellement réagi en réaffirmant sa capacité de nuisance, dans le but de retrouver un rôle régional aux yeux de Washington. La carte libanaise perdant de son importance avec le retrait israélien de 2000, ce sera à l’Irak – en proie à la guerre civile – d’assurer le théâtre idéal où Damas réendossera le rôle de pompier pyromane. Malgré les nombreuses déclarations officielles assurant que la Syrie œuvrait pour la stabilité irakienne, la frontière Ouest de l’Irak devint de plus en plus poreuse.(4)

Bachar al-Assad – président depuis 2000 à la mort de son père – soutient ainsi certaines factions irakiennes dans leur combat contre les Américains, juste assez pour mettre la Syrie de facto sur l’échiquier irakien. Dans le même temps, il empêche la machine de guerre américaine – déjà occupé par le chaos irakien et par sa lutte contre le terrorisme en Afghanistan – de se retourner contre la Syrie, exception faite de l’incursion frontalière du 26 octobre 2008.(5) Paradoxalement, Damas a réussi à avoir simultanément un rôle dans la guerre contre le terrorisme l’amenant à une coopération étroite avec les services occidentaux en général, et les services français et américains en particulier.

Derrière la façade baassiste, l’essence alaouite du pouvoir

Il faut admettre que ce qu’a réussi Hafez al-Assad en Syrie est remarquable. D’officier de l’armée de l’air syrienne issue d’une minorité historiquement opprimée et au service de la majorité sunnite, il réussira à régner en maître absolu sur le pays et léguera la présidence à son fils tel un monarque. Les Alaouites passèrent ainsi du statut de minorité pauvre et insignifiante politiquement sur l’échiquier régional – non reconnue comme appartenant à l’Islam par les deux grandes branches que sont le sunnisme et le chiisme – au statut de maîtres absolus de la Syrie et d’acteurs incontournables de la politique régionale, incarnant dans le même temps le rêve d’unité arabe propre à la majorité sunnite.

Les Assad de père en fils ont ainsi accompli un travail de longue haleine, réussissant à boucler le pays et à réduire au silence la majorité sunnite. La différence entre Hafez et Bachar réside finalement dans le fait que ce dernier se retrouva à la tête d’un pays déjà bouclé avec une équipe de travail bien rodée. Mais le fils amènera sa pierre à l’édifice avec les réformes économiques qui créeront une certaine classe moyenne favorisée par le régime. Beaucoup de sunnites s’y sont retrouvés, profitant des largesses de l’Etat et de l’ouverture – quoique relative – de l’économie syrienne. Une nouvelle catégorie de « sympathisants » du régime vit ainsi le jour, indispensable au maintien de celui-ci.

Doutes et prudence justifiés

Finalement, les doutes de la communauté internationale ne se portent ni sur la brutalité du régime ni sur la nature des exactions commises à l’encontre des Syriens, mais plutôt sur les bénéfices d’une entreprise qui mènerait à un changement de pouvoir, et ce inévitablement au profit de la majorité sunnite. Certes le régime n’est pas un modèle de tolérance, mais est-on sûr que ceux qui suivront après quatre décennies d’oppression le seront ?

Le conflit israélo-arabe étant omniprésent dans l’esprit de tous les acteurs, la posture de la Syrie post Assad vis-à-vis d’Israël est aussi un sujet de préoccupation. Ce qui est sûr, c’est que le régime actuel peut garantir le statu quo vis-à-vis de l’Etats hébreu, sans être à même de délivrer la paix. Du côté israélien, Chaoul Mofaz, à la tête de la commission Affaires étrangère et Défense de la Knesset, avait en revanche déclaré qu’il préférerait que la majorité sunnite soit au pouvoir en Syrie et qu’un tel changement serait bénéfique aux efforts de paix, « les Sunnites étant plus modérés… cela ouvrira des nouvelles possibilités de négociation ».(6) Alors même que des représentants de l’opposition se réunissaient à Damas, sur une initiative d’al-Assad, signe de l’assouplissement d’un régime comprenant que l’heure du changement avait sonné ou peut être en recherche d’une légitimité désormais perdue face à l’épreuve de la rue.

Le vent a peut-être bien tourné pour le régime baasiste de Damas et ses initiatives peuvent s’avérer trop tardives. Suivant le dicton levantin « le fabricant du poison finit toujours par le goûter ! », ce sera peut-être un juste retour de l’histoire et le prix à payer pour al-Assad. Mais quel sera celui pour les Syriens toutes confessions confondues et pour une région martyrisée par des guerres qui se suivent et se perpétuent au grand dam des populations ?

(1) Al Joumhouria->http://www.aljoumhouria.com/breaking_news/view/3620] (version arabe) – [version française
(2) Citation de Jean-David LEVITTE (Conseiller diplomatique de l’Elysée) au European American Press Club lors d’une conférence de presse « Off the Record » le 8 juin 2011.
(3) Si certains restent prudents concernant la qualification de cette présence des troupes syriennes au Liban, al-Assad lui-même – lors de son discours du 20 juillet 1976 – ne laissa pas de place à l’ambigüité en dévoilant les tenants et les aboutissants de son intervention au Liban. Vidéo du discours
Roger J. Azzam, Liban : L’instruction d’un crime, Cheminements, p.234
(4)Le Point->http://www.lepoint.fr/monde/syrie-le-president-al-assad-recoit-le-responsable-irakien-chiite-moqtada-sadr-17-07-2010-1215818_24.php] ; [Al-Jazeera
(5) Le Journal du Dimanche
(6) Al Arabiya