ANALYSES

L’intervention en Libye à l’épreuve du principe de légalité

Tribune
20 juin 2011
La Résolution 1973 du Conseil de sécurité fixe le cadre de l’intervention actuelle en Libye : elle fonde sa légalité internationale. A contrario, son non respect mettrait en cause sa légalité, mais aussi sa légitimité même. La résolution a été adoptée en vertu de l’article 42 de la Charte des Nations Unies, qui prévoit la possibilité d’adopter des mesures coercitives. Elle décide non seulement l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne – qui consiste à interdire tous vols dans l’espace aérien de la Libye, à l’exception des vols dont l’objectif est d’ordre humanitaire – mais « autorise les Etats membres (…) à prendre toutes les mesures nécessaires (…) pour protéger les civils et les zones peuplées par des civils sous la menace d’attaques y compris Benghazi, tout en excluant une force étrangère d’occupation sous quelque forme que ce soit dans n’importe quelle partie du territoire libyen » . La résolution 1973 de l’ONU permet le recours à la force par des frappes aériennes, en vertu de la « responsabilité à protéger » des populations civiles. Celle-ci implique la responsabilité de réagir à une catastrophe humanitaire et de la prévenir. Partant, on peut considérer que la résolution présente une base juridique suffisamment large pour permettre des formes d’interventions avec des tirs au sol, mais sans déploiement au sol de forces terrestres. La résolution exclut en effet « toute force étrangère d’occupation » . La coalition a rapidement privilégié une interprétation extensive de la résolution, en menant des attaques aériennes ou par missiles au-delà des « lignes de front » ou zones de combat entre l’armée loyaliste et les rebelles. Toutefois, même si elle ne fixe ni calendrier des opérations, ni objectifs précis, la résolution ne vise nullement le renversement du régime libyen. Autrement dit, les opérations visant la personne même du colonel Kadhafi afin de faire tomber le pouvoir en place à Tripoli ne sont pas couvertes par le mandat onusien. En ne se limitant plus à la protection des civils, mais en voulant la chute du régime, les tenants des valeurs de l’Etat de droit ont franchi les limites de la légalité internationale. Le paradoxe est pleinement assumé sur le plan politique : le primat de la puissance sur la légalité transparaît dans une tribune commune des principaux chefs d’Etats et de gouvernement de la coalition (Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron), qui ont explicitement demandé le départ de Mouammar Kadhafi, ce que la résolution de l’ONU n’exige nullement. La solution propre à rétablir la légalité internationale consisterait « tout simplement » à voter une nouvelle résolution qui adapterait le cadre juridique de l’intervention en Libye à la réalité factuelle. Or, si les Russes – qui s’étaient abstenus lors du vote de la résolution – demandent désormais le départ du « guide » libyen, la Chine demeure prudente, de crainte que la doctrine que charrie ce type d’opération ne lui soit un jour opposée.

L’intervention en Libye connaît également une dimension juridique interne. En France, l’article 15 de la Constitution reconnaît au président de la République le statut de chef des armées. C’est à ce titre qu’il détient le pouvoir de décision en matière militaire. Ce pouvoir présidentiel est formellement « limité » depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. Le nouvel article 35 de la Constitution prévoit en effet l’information du Parlement par le gouvernement dans les trois jours qui suivent l’intervention. Outre le fait que l’autorisation du Parlement soit requise quand l’intervention militaire excède quatre mois, l’organisation d’un débat est facultative et ne saurait être accompagnée d’un vote. Ainsi, en application de l’article 35, alinéa 2, de la Constitution, le Gouvernement a fait le 22 mars 2011 devant l’Assemblée nationale, puis au Sénat, une déclaration sur l’intervention des forces armées en Libye pour la mise en œuvre de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Cette déclaration a été suivie d’un débat sans vote, qui n’a en rien pesé sur les initiatives et choix présidentiels et gouvernementaux. Se conformant à cet exercice de style, les assemblées parlementaires passent ici pour des chambres d’enregistrement, plutôt que comme des actrices de l’action extérieure française. L’épisode est d’autant plus cruel, que la position française était en partie le produit de l’influence d’une figure du pouvoir « intellectuel » ou médiatique. Preuve que sous la Ve République, le fait majoritaire n’est pas l’unique source de limitation et de neutralisation de la fonction de contrôle du Parlement.

La donne juridique est différente aux Etats-Unis. Conformément à la Constitution et au système de contrôle et d’équilibre ( checks and balances ) qu’elle instaure, si la fonction de commandant en chef est conférée au président, le Congrès détient des prérogatives constitutionnelles importantes en matière militaire. Le président ne peut engager les forces armées sans le soutien explicite du Congrès, sauf dans l’hypothèse où les Etats-Unis doivent « repousser des attaques soudaines ». C’est au Congrès que revient la charge « de déclarer la guerre », « de lever et d’entretenir des armées », « de créer et d’entretenir une marine de guerre » et « de pourvoir à la défense commune », entre autres prérogatives militaires. Toutefois, depuis la seconde guerre mondiale et le début de la guerre froide, les parlementaires américains hésitent à user de ces moyens de contrôle. Le Congrès s’est progressivement effacé devant la primauté présidentielle en matière militaire. Il n’y a guère que durant la période du scandale du Watergate (1973-1975), que le Congrès a pu imposer la fin du conflit au Vietnam en refusant de financer la poursuite et l’intensification des opérations armées. Le Congrès a en effet le pouvoir de contrôler – et le cas échéant d’interrompre – le financement d’opérations militaires. Cette « arme financière » est susceptible d’être à nouveau utilisée dans le contexte de l’intervention américaine en Libye.
Le Congrès a voté en 1973 la « loi sur les pouvoirs de guerre » ( War Powers Act ), qui oblige le président à « consulter » le Congrès avant et pendant des opérations militaires. Cette loi précise aussi que les opérations extérieures ne peuvent se poursuivre au-delà de soixante jours sans que le Congrès ne les approuve. Ce texte et les obligations qu’il fait peser sur la Maison Blanche sont à l’origine d’une polémique autour de la légalité/constitutionnalité de certains choix de Barack Obama. Le président américain a en effet ignoré l’avis de deux avocats de son administration – Jeh Johnson, principal avocat du Pentagone, et Caroline Krass, chef du cabinet d’avocats du ministère de la Justice – en décidant de poursuivre les opérations militaires en Libye sans l’approbation du Congrès(1). Or, les deux avocats ont estimé que les opérations militaires en Libye devaient être assimilées à des ‘hostilités’ prévues par la loi sur les pouvoirs de guerre. Cette loi dispose que sans autorisation du Congrès, un retrait doit être entamé après 60 jours et entièrement achevé après 90 jours. Cette dernière limite a été franchie. D’ailleurs, trois mois après le déclenchement des opérations militaires en Libye contre le régime du colonel Mouammar Kadhafi, nombre d’élus (républicains et démocrates) du Congrès n’admettent toujours pas que le président ne les ait pas consultés pour autoriser les opérations, comme le prévoit la Constitution.
Pour sa défense, la Maison Blanche estime n’avoir violé ni la Constitution, ni la loi de 1973, car l’intervention américaine n’a qu’un rôle de « soutien » au côté de l’OTAN. Au-delà du respect de la lettre des dispositions invoquées, la pratique ou précédents plaident en faveur de Barack Obama. Ses prédécesseurs ont imposé la doctrine suivant laquelle le commandant en chef est habilité à utiliser la force sans consentement préalable du Congrès : ils se sont contentés au mieux d’« informer » quelques figures du Congrès, peu avant de décider unilatéralement de déclencher une opération militaire. La loi sur les pouvoirs de guerre n’a ainsi presque jamais été respectée par le président des Etats-Unis (qu’il soit républicain ou démocrate).

En somme, sur le plan international, comme sur le plan purement interne, le chef des armées garde le dernier mot. Le domaine militaire reste plus sensible à la logique de puissance et au volontarisme politique qu’aux exigences de l’Etat de droit. Une réalité prégnante à laquelle n’échappent pas les démocraties.

(1) New York Times dans son édition du samedi 18 juin 2011.

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