ANALYSES

Oussama Ben Laden : pourquoi maintenant ?

Tribune
19 mai 2011
Par Wassim Nasr, étudiant au sein du diplôme Défense, sécurité et gestion de crise, IRIS SUP’
L’Etat pakistanais – comme tous les Etats du monde – œuvre à la préservation de ses intérêts nationaux. Quoi qu’alliés sur l’échiquier régional, les intérêts d’Islamabad et de Washington sont contradictoires à plusieurs niveaux en Afghanistan, mais aussi vis-à-vis de la Chine qui investit beaucoup dans les infrastructures portuaires ou routières du « pays des purs ». Le rapprochement historique entre les États-Unis et l’Inde, avec ses implications en matière de défense et de nucléaire (civil), accentue la méfiance réciproque déjà existante.

New-Delhi, l’ennemi historique d’Islamabad, est de plus en plus présent en Afghanistan. L’Inde a entrepris un processus de reconstruction d’infrastructures et d’investissements, qui s’inscrit dans une logique de lutte d’influence stratégique avec le Pakistan. L’influence indienne se renforce ainsi dans l’ombre de l’OTAN et au détriment de l’influence pakistanaise qui s’est vue réduite au minimum avec l’éviction des Talibans en 2001.

La hantise d’un encerclement s’est ravivée chez les dirigeants pakistanais. Car malgré l’imbrication entre Afghanistan et Pakistan, et malgré leur perception comme un unique dossier « AfPak » par la nouvelle administration Obama, les différents restent importants. La frontière – la ligne Durand – est contestée et la peur d’un rattachement entre Pachtounes des deux pays est une source d’inquiétude historique pour Islamabad.

Le fameux « double-jeu » du Pakistan n’est donc pas si opaque et incompréhensible que cela. Islamabad ne fait que préserver son influence à travers ses liens avec les Talibans représentants la communauté pachtoune. Pour les responsables pakistanais, il existe des « bons » et des « mauvais » Talibans. Les bons étant ceux qui se contentent d’attaquer l’OTAN ; les mauvais ceux qui s’attaquent aux symboles de l’État pakistanais comme Tehrik-e-Taliban Pakistan .

Cette relation entre le Pakistan – ou plus précisément les fameux services pakistanais ISI – et les Talibans va s’avérer payante suite au choix d’une voie de « réconciliation » qui inclut toutes les acteurs du conflit. Ce processus garantit un retour, par la grande porte, de l’influence pakistanaise à Kaboul.

Or, cette « réconciliation » afghane ne peut s’accomplir tant que les Talibans sont perçus comme des associés d’Al-Qaïda, autrement dit comme des acteurs du terrorisme mondial. Néanmoins, mi-avril 2011, un haut responsable turc a annoncé la possible ouverture d’une représentation talibane en Turquie – pays membre de l’OTAN – et plus précisément à Istanbul.

Pour que cette « réconciliation » soit acceptable par l’opinion américaine – qui a vu 1566 de ses concitoyens tomber sur le théâtre afghan – et par les soldats qui mènent cette guerre contre le terrorisme depuis dix ans, il devient nécessaire de dissocier les Talibans d’Al-Qaïda, avant d’entamer un processus.

L’accomplissement de cette tâche nécessitait l’élimination du trait d’union entre les deux organisations : Oussama Ben Laden. L’élimination de ce dernier permettait, dans le même temps, le retour des Talibans sur la scène politique afghane tout en offrant à Islamabad la possibilité de se débarrasser d’un acteur devenu encombrant et inutile.

Ben Laden était devenu par ailleurs gênant aussi pour les Talibans->http://www.bfmtv.com/video-infos-actualite/detail/ben-laden-etait-une-charge-pour-les-talibans-1219795/]. Les premières réactions des dirigeants Talibans reflètent cette réalité au même titre que des documents du [National Security Archive ( George Washington University ) déclassifiés en 2008. L’ancien premier ministre taliban a ainsi annoncé au lendemain de la mort de Ben Laden – lors d’une interview à Al-Jazeera – que l’alliance entre les Talibans et Al-Qaïda « date d’il y a dix ans et fait partie d’un autre temps révolu » . Malgré tous les sentiments de regrets exprimés par certains dirigeants Talibans, il n’y a pas eu d’appels explicites à la vengeance conséquemment à la mort de Ben Laden. Sauf de la part des Talibans pakistanais du TTP qui, après avoir désigné l’État central comme cible prioritaire, l’ont matérialisé le vendredi 13 mai 2011 avec deux attentats suicides faisant 80 victimes parmi la population pakistanaise.

Bien que le président Obama ait augmenté les effectifs militaires en Afghanistan et presque doublé l’aide au Pakistan, il a maintenu la date du début du retrait à juillet 2011, jouant l’équilibriste entre deux tendances de l’administration américaine : ceux qui veulent « gagner les cœurs et les esprits » – donc tenir le terrain – comme le général Petraeus, et ceux qui veulent combattre le terrorisme avec le minimum d’effectifs comme le vice-président Biden et l’ambassade à Kaboul.

Cela explique d’ailleurs partiellement le « timing ». L’opération commando à l’encontre de Ben Laden vient aussi compléter les succès militaires incontestables au sud de l’Afghanistan dans la région du Helmand, à Kandahar ou à Zabul. Des succès qui améliorent la posture de la Coalition en vue des prochaines négociations. Sans oublier la dimension « politique intérieure » de cette opération pour le président américain. Barak Hussein Obama s’est affirmé comme chef des armées mais aussi comme patriote quelques jours après avoir mis fin à la polémique autour de son américanité. Par la même occasion, le Parti démocrate prend une coloration sécuritaire qui, jusqu’alors, était plus ou moins propre au Parti républicain. Cette nouvelle posture a permis à la cote du président américain d’augmenter, alors que les prochaines présidentielles de 2012 se dessinent.

Oussama Ben Laden, que ses adeptes avaient désigné comme le « Lion de l’Islam », n’est plus. Mais avant de lancer un débat sur son exécution ou sa mort héroïque dans sa maison cossue d’Abbottābād, ses adeptes, admirateurs ou défenseurs ne doivent pas oublier que les victimes du terrorisme de part le monde sont nombreuses et qu’elles se comptent surtout parmi les Musulmans. Et dans le cadre du débat sur la moralité de l’opération Neptune’s Spear ou sur l’absence regrettée d’un procès pour Oussama Ben Laden, on ne doit pas oublier que l’homme avait donné l’ordre à ses gardes de l’abattre préférant « mourir en martyr que d’être prisonnier de ses ennemis » . Ainsi les chances d’une traduction en justice étaient infimes et encore plus infimes celles de sa survie en attendant son procès.*

*Ces lignes ont été écrites le 05.05.11 – trois jours après la mort de Ben Laden – et voilà que le 17.05.11 un article du Washington Post vient conforter cette analyse en divulguant des négociations directes entre Talibans et Américains se déroulant au Qatar. Ce petit pays qui abrite le plus grand centre de commandement du Centcom, des bases militaires et les « stocks » de l’US Army est susceptible – comme la Turquie – d’accueillir une représentation talibane.
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