ANALYSES

Le pirate, le prolétaire et le militaire

Tribune
20 avril 2009
Des conditions météorologiques plus clémentes ayant certainement facilité les attaques, on assiste, depuis une quinzaine de jours, à une multiplication des actes de piraterie au large de la Somalie. En effet, au cours du même week end que l’arraisonnement du Tanit, plus au sud, un porte-conteneurs allemand et un remorquer yéménite ont été capturés. En début de semaine, c’était au tour d’un navire taiwanais et d’un vraquier britannique de 32 000 tonnes d’être la cible des pirates. Le 8 avril, dans l’océan Indien, c’est un porte-conteneurs appartenant à une société danoise mais battant pavillon américain, le Maersk Alabama, avec 20 marins américains à bord, qui a été capturé. Si l’attaque contre le Maersk Alabama a été en partie repoussée, et ce dans des conditions encore obscures, il aura fallu, en revanche, l’intervention des forces spéciales américaines pour libérer le commandant du navire, Richard Phillips, retenu en otage sur une embarcation de sauvetage durant cinq jours. Ce navire de 17 000 tonnes contenait une cargaison de nourritures et de matériels agricoles appartenant pour une large part au Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies, mais aussi à l’agence américaine pour le développement (USAID). Dans les jours qui ont suivi, c’est un remorqueur italien qui a fait l’objet d’une attaque dans le golfe d’Aden, avant qu’un cargo grec, et ses 22 marins philippins, ainsi qu’un navire libanais ne soient à leur tour capturés mardi 14 avril. Depuis, les médias font régulièrement état d’actes de piraterie et d’interventions militaires dans la région.

Ces nouveaux épisodes dramatiques survenus en océan Indien confirme ainsi, en ce début de printemps 2009, la tendance à la recrudescence des actes de piraterie observée en 2008, année durant laquelle plus de 130 navires auraient été attaqués dans la région, soit, selon le Bureau maritime international, une augmentation d’environ 200 % par rapport à l’année 2007. A ce jour, environ 270 marins seraient entre les mains de pirates. Supplantant l’Asie du Sud-Est et la zone du détroit de Malacca, soumis désormais à une surveillance militaire accrue, la région du golfe d’Aden et de l’océan Indien est considérée depuis quelques années comme le haut lieu de la piraterie internationale. Le Conseil de sécurité des Nations unies ne s’y est pas trompé, qui a adopté plusieurs résolutions spécifiques à l’espace maritime somalien. Ainsi, en 2008, après les résolutions 1814, 1816, 1838 et 1846, le Conseil de sécurité a adopté à l’unanimité, le 16 décembre 2008, la résolution 1851 sur la lutte contre la piraterie en Somalie, dans laquelle il condamne à nouveau les actes de piraterie et les vols à main armée au large des côtes somaliennes et autorise les Etats et les organisations régionales concernés à prendre les dispositions jugées nécessaires pour lutter contre ces actes (1). On a ainsi assisté, ces derniers mois, au déploiement d’un important dispositif militaire international dans cette zone maritime – stratégique à plus d’un titre. Etats-Unis, France, Russie, Japon, Chine, Inde, Union européenne (2), etc., de nombreuses puissances ont envoyé sur place des bâtiments militaires pour assurer la surveillance et la protection des cargos et autres pétroliers qui transitent au large des côtes somaliennes. Une telle présence, si elle ne peut couvrir et sécuriser un espace maritime d’une telle immensité, elle contraint néanmoins les pirates à étendre leur champ d’action, en s’éloignant davantage des côtes et en descendant plus au Sud de l’océan Indien.

Pirates d’hier et d’aujourd’hui

Au gré des prises d’otages et autres attaques en mer, la figure du pirate a donc refait son apparition sur l’agenda sécuritaire et médiatique international. Défini comme un « fléau », le pirate du XXIe siècle se confond avec une figure menaçante de la criminalité internationale contre laquelle d’importants moyens militaires devraient être mobilisés (3). Oubliée la vision héroïque ou burlesque du pirate mythifiée par la littérature et le cinéma, ne demeure, désormais, que la figure violente et inquiétante du « pirate somalien » « armé jusqu’aux dents ». Cette représentation du pirate n’est pas très éloignée, cependant, de l’idée véritable que l’on s’en faisait par le passé, lorsque les pirates sévissaient dans l’océan Atlantique par exemple. Historiquement, la vision du pirate a en permanence été construite comme celle d’une menace à l’ordre politique, économique et social existant, justifiant la mise en œuvre de tous les moyens pour l’éradiquer. C’est ce discours que répète la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, lorsqu’elle déclare, à l’occasion de l’attaque contre le Maersk Alabama, que « le monde doit se rassembler pour mettre fin au fléau de la piraterie », ou encore que « la piraterie est peut-être une activité criminelle vieille de plusieurs siècles, mais nous travaillons à y apporter une réponse appropriée, digne du XXIe siècle ». Si cette réponse se réduit, comme le laisse supposer le dispositif international déployé au large des côtes somaliennes, à sa dimension purement militaire, il est probable que celle-ci ne réponde qu’imparfaitement aux fondements politiques, économiques et sociaux de la piraterie somalienne, fortement liés à la déliquescence de l’Etat somalien et à la condition misérable de ces anciens pêcheurs reconvertis au « métier de pirate » (4) ; une telle réponse militaire ne diffèrerait guère, par ailleurs, des pratiques développées par les puissances européennes au XVIIe et XVIIIe siècles pour lutter contre la piraterie dans l’océan Atlantique, lorsque cet espace maritime servait leurs intérêts économiques et commerciaux.

C’est notamment ce que nous apprend l’ouvrage de l’historien Marcus Rediker, professeur à l’Université de Pittsburgh, Pirates de tous les pays. L’âge d’or de la piraterie atlantique (1716-1726) (5). Dans ce travail, l’universitaire américain défend, entre autres, l’idée selon laquelle le choix de devenir pirate était un choix alors librement consenti. Refusant consciemment l’exploitation et l’ordre économique marchand, ces marins entendaient embrasser un autre mode de vie, construire « un nouvel ordre social, avec d’autres règles de gouvernement », plus libre et plus égalitaire. Sans verser dans l’anachronisme, tant cette thèse semble difficilement transposable à notre époque, on trouve néanmoins, en creux, un certain nombre de similitudes avec le phénomène de piraterie que nous rencontrons aujourd’hui. Outre l’imagerie et les représentations assimilant le pirate au « barbare », Marcus Rediker revient longuement sur la nature du système économique global de l’époque, sur la condition sociale de ces pirates, qui appartenaient « aux classes sociales les plus basses », sur leur violence, sur les atteintes au commerce mondial que causaient les actes de piraterie et sur la lutte sans merci que leur livrèrent la Couronne d’Angleterre et les autres puissances de l’époque.

Certes, au large des côtes somaliennes, les pirates ne sont pas issus de pays riches, comme c’était souvent le cas par le passé, mais sont originaires d’un pays, ou plutôt d’un espace territorial, la Somalie, sur lequel l’existence d’un ordre politique et social légitime est toute relative ; certes, il est difficile de voir, aujourd’hui, dans ces pratiques de piraterie, autre chose qu’une activité criminelle commanditée depuis la terre et menée par des petits groupes d’hommes armés dont c’est désormais la ressource principale ; cependant, les impacts potentiels de ces actes en raison du lieu stratégique où ils se déroulent, la coopération entre puissances traditionnellement concurentes dans la région, le déploiement militaire qui s’y opère ces derniers mois pour réprimer des pirates évoluant depuis des petites vedettes rapides, ainsi que les discours politiques extrêmement fermes répétés ces derniers jours, à l’image de celui du président américain, le 13 avril, rappellent, par de nombreux aspects, les dispositifs et les craintes qu’inspiraient ces pirates aux puissances du début du XVIIIe siècle.

De même, si le caractère multinational, voire cosmopolitique, que relève M. Rediker au sein des vaisseaux de pirates du XVIIIe siècle ne semble pas se retrouver au sein des pirates somaliens, en revanche, une question politique commune travaille ces deux moments historiques : celle du rapport à l’Etat, à l’ancrage territorial et à l’ordre politique existant. M. Rediker montre en effet comment les pirates du XVIIIe siècle rejetaient tout ancrage national et se définissaient comme étant « sans patrie », parce que venant « des mers ». « En cousant leur drapeau noir, le symbole antinational d’un gang de prolétaires hors la loi, ils déclarent la guerre au monde entier », écrit-il (p. 33). Alors que ces pirates de l’Atlantique rejetaient volontairement toutes attaches nationales et territoriales, les pirates somaliens semblent eux composer avec l’effondrement de l’Etat et l’absence d’ordre politique et juridique territorialisé et reconnu comme tel.

Produits, entre autres, de cette réalité politique, les pirates somaliens et le système local depuis lequel s’organisent leurs actions produisent, en retour, un ordre social en rupture avec l’ordre politique et juridique international. Donnant à penser, paradoxalement, que la réponse à la piraterie au large de la Somalie se jouera davantage sur terre que sur mer.

(1) Voir : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/monde/chronologies/pdf/onu1851.pdf
(2) L’opération européenne Atalanta, lancée le 8 décembre 2008, déploie huit navires et deux avions de reconnaissance.
(3) On retrouve une telle approche, pointant la menace pour le commerce et les liens entre les pirates de Somalie et des organisations terroristes, dans la note de Roger Middleton, Piracy in Somalia: Threatening Global Trade, Feeding Local Wars, Londres, Chatham House, briefing paper, octobre 2008
(4) Le secrétaire à la Défense américain, Robert Gates, a cependant rappelé qu’il n’existait pas « de solution purement militaire » à la piraterie, faisant référence à l’extrême pauvreté qui avait cours dans la région.
(5) Marcus Rediker, Pirates de tous les pays. L’âge d’or de la piraterie atlantique (1716-1726), Paris, Libertalia, 2008 (traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Fred Alpi, illustrations de Thierry Guitard).