05.12.2024
Guerre en Ukraine, missiles Taurus, espionnage russe : l’Allemagne dans l’embarras ?
Interview
8 mars 2024
Devenu le deuxième soutien militaire de l’Ukraine, l’Allemagne voit sa politique étrangère ébranlée depuis plusieurs entre semaines, entre le rejet du Chancelier Olaf Scholz de livrer des missiles Taurus de longue portée désirés par Kiev et l’espionnage russe d’une conversation confidentielle entre officiers allemands. Comment ces récents épisodes fragilisent-ils la position allemande sur le conflit ? Quelles divergences opposent Paris et Berlin ? Entretien avec Jacques-Pierre Gougeon, directeur de recherche à l’IRIS et auteur de « L’Allemagne, un enjeu pour l’Europe » (Éditions Eyrolles, 2024).
Comment peut-on évaluer l’engagement et l’aide de l’Allemagne pour la défense de l’Ukraine depuis le début de la guerre ?
Si l’Allemagne a pu faire montre d’une certaine hésitation au début de la guerre en Ukraine dans la nature et l’ampleur de son soutien, en dépit d’un discours ferme du Chancelier Olaf Scholz annonçant dès le 27 février 2022 devant le Parlement fédéral « un changement d’époque » et prévoyant la création d’un fonds spécial destiné à équiper l’armée allemande, Berlin est dorénavant le deuxième pays à contribuer à l’aide militaire ukrainienne à hauteur de 17 milliards d’euros, derrière les États-Unis et loin devant la France. Après cette première période où les hésitations étaient largement liées aux débats internes à la coalition et au parti du chancelier, le parti social-démocrate dont une aile était et est toujours marquée par une tradition pacifiste, les choses sont ensuite allées assez vite avec la décision du 26 avril 2022 de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, action complétée ensuite par la livraison de plusieurs séries d’armes incluant les puissants chars Leopard 2 et des systèmes de défense antiaérien. Actuellement, l’Allemagne refuse de livrer les missiles Taurus d’une portée de plus de 500 km par crainte que ceux-ci ne puissent atteindre le territoire russe, et même Moscou à partir de la frontière du nord-est de l’Ukraine. Aux yeux des dirigeants allemands, cette situation provoquerait une escalade, voire une cobelligérance. Par ailleurs, selon un récent sondage publié par Der Spiegel du 2 mars 2024, 56 % des Allemands se prononcent contre la livraison de cette dernière catégorie de missiles. Il faut bien mesurer que ces différentes étapes, aussi incomplètes peuvent-elles apparaître aux yeux de certains, marquent la fin de deux tabous en Allemagne. Il s’agit d’abord de la dimension militaire de la politique extérieure, certes parfois acceptée difficilement, comme en 1999 lors de l’engagement de l’Allemagne au Kosovo, toujours avec mauvaise conscience et après des débats violents, mais dorénavant pleinement assumée. Ensuite, la nécessité de livrer des armes lourdes dans un pays en guerre où l’Allemagne avait sévi dans le passé est aussi, selon les circonstances et au cas par cas, reconnue.
Une conversation entre officiers gradés de l’armée allemande, au sujet notamment des missiles Taurus, a été interceptée et diffusée en Russie. Quelles répercussions politiques et géopolitiques peuvent-avoir cette affaire d’espionnage russe en Allemagne ? Pourquoi ces écoutes mettent-elles Olaf Scholz dans une position inconfortable ?
Cette affaire d’espionnage est d’abord grave sur la forme. En effet, elle montre une pratique peu professionnelle de hauts gradés de l’armée fédérale qui utilisent pour leurs conversations ultra-sensibles la plate-forme publique Webex alors que la procédure normale serait au moins d’avoir recours à une ligne cryptée. De la part notamment du commandant en chef de l’armée de l’air, cela peut être même inquiétant et peut laisser présager d’autres « fuites ». Sur le fond ensuite, car l’on peut sous-entendre que contrairement aux affirmations publiques du Chancelier, certains responsables s’interrogent sur une utilisation par les forces ukrainiennes de missiles Taurus, certes en cas de validation politique, et de leur capacité à détruire le pont de Kertch reliant la Russie à la péninsule de Crimée. Dans les deux cas, cela pose un sérieux problème de confiance et de crédibilité, à la fois en interne et auprès des alliés de l’Allemagne.
En quoi la guerre en Ukraine cristallise-t-elle les divergences entre la France et l’Allemagne depuis plusieurs semaines ?
La récente polémique autour de la sortie du président français Emmanuel Macron qui a évoqué une possible augmentation du degré d’ambiguïté stratégique face à la Russie en envisageant – même seulement en réponse à une question de journaliste – une éventuelle utilisation de « troupes au sol » révèle, au-delà du mécontentement du Chancelier qui s’est senti floué alors qu’il avait exprimé son désaccord sur cette approche lors de la réunion des Chefs d’États et de gouvernement, l’absence de consensus stratégique sur la sécurité entre l’Allemagne et la France. De surcroît, Olaf Scholz peut difficilement s’engager sur un tel sujet sans en référer au Parlement fédéral, l’armée fédérale étant « une armée du Parlement ». Une partie de la presse allemande a d’ailleurs vivement réagi aux propos du président français, le Süddeutsche Zeitung lançant le lendemain de la réunion de Paris à l’attention d’Emmanuel Macron qu’il était préférable de « réfléchir avant de parler ». Cette opposition frontale révèle aussi un rejet du côté allemand d’un postulat français. La France, seule puissance nucléaire de l’Union européenne après le départ de la Grande-Bretagne, conçoit du fait de cette situation une forme de leadership sur ce sujet, ce que rejette l’Allemagne. Plus globalement, cette dissonance franco-allemande est le point culminant d’une série de désaccords sur des sujets centraux comme la réforme du marché de l’électricité ou la réforme du pacte de stabilité pour lesquels un compromis a finalement été trouvé, d’ailleurs jugé bancal par les spécialistes des deux sujets. La coopération militaire demeure insatisfaisante, même si le projet d’avion du futur avance lentement, après être resté longtemps enlisé, sort qui plane encore sur le char commun. Quant au libre-échange et plus précisément aux accords signés par la Commission européenne dans ce domaine, comme le Mercosur, le désaccord demeure profond.