ANALYSES

La Revue internationale et stratégique en conversation avec Bruno Latour

Tribune
11 octobre 2022
Par l'Institut de relations internationales et stratégiques


Disparu dans la nuit du 8 au 9 octobre 2022, Bruno Latour nous avait, ces dernières années, fait l’honneur de partager dans les pages de La Revue internationale et stratégique le fruit de certaines de ses réflexions. Elles se situaient à la croisée perpétuelle et la lisière partagée de champs disciplinaires multiples. Ces échanges mêlaient minutieusement la géopolitique aux effets souterrains de la prise de conscience écologique, forçaient la politique à s’intéresser à la philosophie des sciences et des techniques, et confrontaient surtout la science politique à ses limites, au point qu’elle y perdit parfois ses pieds et ses premiers principes.

Dans le cadre d’une réflexion sur les liens entre géopolitique et technologie, par exemple, Bruno Latour expliquait que « la technologie est une façon de faire de la politique qui a l’avantage d’apparaître pendant un temps comme une nécessité inévitable, hors du politique, avant que l’on s’aperçoive du contraire. » Et d’ajouter : « Le problème des techniques est qu’elles sont toujours immédiatement entraînées dans le “hype”, la fascination et l’autonomie, alors qu’elles sont en réalité tout le contraire. »

À l’occasion de ce travail consacré aux conséquences des bouleversements de la troisième révolution industrielle sur les enjeux de puissance qui font et défont l’ordre international, il confiait à Olivier de France et François-Bernard Huyghe que « la technologie paraît impossible à absorber dans une réflexion politique […] dès lors que l’on autonomise. » Elle représente des agrégats de décisions, de législation, d’égalisation des brevets. Si nous sommes fascinés par la « hype » de la domination des GAFA et de l’immatérialité du numérique, la situation actuelle de l’informatique n’aurait rien d’inédit. « En revanche, il est possible de renverser la perspective » : aujourd’hui, l’humain touche peut-être enfin du doigt le « moyen de rendre concrètes, visibles et matérielles l’ensemble des connexions qui auparavant étaient invisibles », dans un « dispositif » qui pourrait « ressembler à un système nerveux planétaire ».

Ainsi aurions-nous « autonomisé les techniques comme s’il s’agissait d’un phénomène extérieur […] à la politique la plus ordinaire. » Or « le pouvoir s’est toujours exercé de manière explicite par la chimie, l’électricité ou encore l’atome. »

Dans le cadre d’un échange consacré à la géopolitique de la nature, Bruno Latour soulignait de surcroît à quel point la vision géopolitique repose sur le postulat que l’espace est « là » pour être « occupé et exclusif » : « si vous êtes là, les autres ne peuvent pas y être. [Cette vision] procède de l’idée d’une surface à peu près plane, pour laquelle est souvent utilisée la métaphore de l’échiquier. En géopolitique, cet échiquier ne vient pas simplement définir l’espace à l’intérieur de chacun des États-nations. Chaque pays a aussi une définition de l’extérieur. Or, ces définitions de l’extérieur varient constamment. Il est donc une exclusivité des gens qui “ont de l’espace”, et une puissance qui distribue les pièces sur l’échiquier mondial. […] L’écologie force la géopolitique à renouer avec une dimension “géo” qui complique considérablement cet échiquier. », détaillait-il à Bastien Alex, Olivier de France et Marc Verzeroli. La révolution que provoque l’écologie sur l’échiquier du jeu classique des puissances peut ainsi être perçue comme le signe de l’entrée dans une nouvelle ère géopolitique, celle d’un « nouveau régime climatique » qui se caractérise par l’éclatement de l’espace et la multiplication des grilles de lecture, et qui fait que « la souveraineté a changé de lieu et de figure. »

La métaphore de l’échiquier perd par là de sa puissance explicative. Cette rupture explique à quel point il est nécessaire aujourd’hui de ménager la possibilité que la géopolitique de la nature vienne remettre en cause la nature même de la géopolitique.

 
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