ANALYSES

Intégration de l’Amérique latine : vers un prudent révisionnisme diplomatique

Tribune
17 janvier 2022


Depuis quelques mois, l’Amérique latine élit et va sans doute élire en 2022 des présidents « progressistes ». Après le Mexique, l’Argentine, la Bolivie, le Pérou et le Chili, la Colombie et le Brésil pourraient en effet se doter de chefs d’État classés « à gauche ». Ces choix effectués ou probables peuvent-ils provoquer un changement de cap des diplomaties ?

Ces dernières années, l’intégration de l’Amérique latine a été bousculée par son idéologisation. De 2010 à 2016, la marque bolivarienne et vénézuélienne ALBA, (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique)[1] a concentré l’ensemble des initiatives interrégionales adoptées ou inventées. Alors que la CAN (Communauté andine des nations)[2] a été affaiblie et que le Mercosur (Marché commun du Sud)[3] a perdu sa cohérence, la Celac (Communauté d’États latino-américains et caraïbes)[4] et l’UNASUR (Union des nations sud-américaines)[5] ont pris le relais avec une coloration idéologique d’inspiration nationale-progressiste et les aléas électoraux ont fait pencher la balance régionale à droite en 2015. L’esprit néolibéral dominant alors a détricoté la quasi-totalité de l’existant régional, de la Celac à l’UNASUR, substituées par l’Alliance du Pacifique[6] pour l’économie, PROSUR (Forum pour le progrès et le développement de l’Amérique du Sud)[7] et le Groupe de Lima[8] pour la diplomatie. Ainsi, les alternances électorales, de sens politique opposé, ont successivement politisé les coopérations interaméricaines de façon contradictoire.

Les premières déclarations des présidents élus depuis 2018, celles des candidats « progressistes » en pôle position pour les votations de 2022, annoncent des diplomaties révisionnistes. S’agit-il pour autant d’un retour aux diplomaties engagées retour de cycle, conséquence d’une nouvelle alternance « à gauche » ? Oui au premier abord. Le mexicain Andrés Manuel López Obrador, dès sa prise de fonction le 1er décembre 2018, a pratiqué une politique de la chaise vide au sein du Groupe de Lima. Son homologue argentin Alberto Fernández est même allé plus loin, en retirant l’Argentine du Groupe de Lima le 24 mars 2021. Au Pérou, Héctor Béjar Rivera, ministre des Affaires étrangères de Pedro Castillo, a annoncé dès les premiers jours d’août 2021 que le pays allait lui aussi sortir du Groupe de Lima. Gabriel Boric, président élu du Chili mais pas encore en fonction, a été invité par le sortant néo-libéral Sebastián Piñera à participer avec lui à deux réunions se tenant à Bogota les 26 et 27 janvier 2022 : le Sommet présidentiel de l’Alliance du Pacifique, et le Forum pour le progrès de l’Amérique du Sud (PROSUR). Gabriel Boric a décliné courtoisement mais fermement cette éventualité.

Mais à y regarder de plus près, le nouveau paysage diplomatique latino-américain se hâte de changer avec une lenteur mesurée. L’ALBA n’a pas retrouvé son périmètre initial. Certes, elle a consolidé le 14 décembre 2021 son ultime triangle : Cuba, Nicaragua et Venezuela. Certes, les gouvernements de ces trois pays ont chaleureusement salué la victoire de Gabriel Boric. Mais l’Argentin Alberto Fernández, le Chilien Gabriel Boric, et le candidat de gauche colombien aux présidentielles Gustavo Petro ont clairement et publiquement pris leurs distances avec Caracas, La Havane et Managua. Alberto Fernández, comme le brésilien Lula da Silva et le Colombien Gustavo Petro, ont en revanche ostensiblement affiché leur proximité avec le gouvernement réformiste espagnol de Pedro Sánchez et Yolanda Díaz. Le président mexicain Andrés Manuel López Obrador a confirmé le lien stratégique de son pays avec les États-Unis. Il assume une diplomatie traditionnelle de bons offices entre Washington et l’Amérique latine. Il veille avec sa garde nationale à l’imperméabilité de la frontière nord. Il entend préserver les accords de libre-échange existants : le T-MEC (Mexique-États-Unis-Canada) et l’Alliance du Pacifique. À l’issue de la visite à Santiago du mexicain Marcelo Ebrard, secrétaire aux relations extérieures, le 27 décembre 2021, Gabriel Boric a indiqué que « dans le futur nous allons prioriser l’Alliance du Pacifique. J’en ai parlé avec plusieurs présidents, en particulier, Andrés Manuel López Obrador, le président colombien (Iván) Duque et avec la chancellerie péruvienne ».  Personne n’envisage de recomposer l’UNASUR. Et bien que ne participant plus à ses activités, la Bolivie, le Mexique et le Pérou n’ont pas quitté formellement le Groupe de Lima. Les chancelleries de Bolivie, du Mexique et du Pérou ont publié des communiqués signalant qu’elles allaient mettre à plat l’ensemble de leur politique interaméricaine, sans pour autant fixer de délai sur les conclusions tirées de ces réflexions.

Ce réalisme est malgré tout teinté de bémols marqueurs d’évolutions. Les multiples initiatives prises par Mexico pour trouver une issue négociée au court-circuit vénézuélien sont appuyées par les dirigeants « progressistes » élus d’Argentine, Bolivie, Chili et Pérou. Ils sont tout autant soutenus par les candidats de gauche aux élections de 2022, au Brésil et en Colombie. Tous conviennent aussi qu’il est nécessaire de reconstruire un lien consensuel et constructif entre Latino-Américains. Les défis posés par les pôles d’influence économique et technologique du monde exigent, pour être relevés, un minimum de convergences latino-américaines. Les têtes à queue intégrationnistes consécutives aux alternances partisanes « lof pour lof » des années 2000 à 2021, ont cassé et/ou affaiblis les institutions communes. Toutes choses expliquant la leçon qu’en a tirée de façon explicite le président élu par les Chiliens, Gabriel Boric : « nous allons chercher la plus grande intégration possible de l’Amérique latine, avec tous ceux qui le veulent bien, au-delà des affinités idéologiques » (des uns et des autres). En clair, les contenus coopératifs interaméricains doivent prendre le relais de l’ordre du jour militant des forums d’amis politiques, privilégiés alternativement par la gauche puis par la droite depuis une vingtaine d’années.

Il est vrai que cette option est quelque part dictée par les circonstances. Le contexte politique intérieur des différents pays, comme la conjoncture économique et sanitaire, se prêtent mal aux aventures radicales et obligent les exécutifs à chercher des compromis pour surmonter un présent incertain. Depuis une dizaine d‘années, les taux de croissance, qui jusque là étaient dynamisés par la demande chinoise en produits primaires locaux, sont en berne. La pandémie du coronavirus n’a rien arrangé. Dès lors, les conséquences sociales de cette double contrainte pèsent sur la stabilité des pays et leur gouvernabilité : 700 000 victimes du Covid-19 au Brésil et 300 000 au Mexique depuis 2019. On compte également plus de 50 000 homicides au Brésil et 34 000 au Mexique en 2020. Le travail dit informel représente plus de 40% de l’emploi total au Brésil et 54% au Mexique en 2021. La prudence des élus « progressistes » s’explique aussi par leur fragilité politique. Certains, comme au Mexique, ont à gérer le voisinage intrusif de la plus grande puissance économique et militaire du monde, les États-Unis. Les autres sont assis sur des institutions à bascule. Élus, et souvent bien élus, ils n’ont pas de majorité parlementaire. En Argentine, au Chili, au Pérou, et sans doute demain si Gustavo Petro et Lula da Silva l’emportent en Colombie et au Brésil, les députés de gauche sont ou seront minoritaires.

 

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[1] Créée à La Havane (Cuba) le 14 décembre 2004

[2] Constituée à Carthagène (Colombie) le 26 mai 1969

[3] Fondé à Asunción (Paraguay) le 26 mars 1991

[4] Traité signé à Playa del carmen (Mexique) le 23 février 2010

[5] Officialisé à Brasilia (Brésil) le 23 mai 2008

[6] Initiée à Lima (Pérou) le 28 avril 2011

[7]Acté à Santiago (Chili) le 22 mars 2019

[8] Institutionnalisé à Lima le 8 août 2017
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