ANALYSES

Après le traité du Quirinal, quelle entente franco-italienne ?

Tribune
10 décembre 2021
par Marc Verzeroli, Responsable d'édition à l'IRIS, Rédacteur en chef de La Revue internationale et stratégique.


Le 7 février 2019, la France rappelait son ambassadeur en Italie après que Luigi Di Maio, ministre du Développement économique et vice-président du Conseil des ministres italien, eut rencontré des gilets jaunes à Montargis. Un peu moins de trois années plus tard, le 26 novembre 2021, Mario Draghi et Emmanuel Macron signaient à Rome un traité « pour une coopération bilatérale renforcée » entre les deux pays. À leurs côtés, Sergio Mattarella, président de la République italienne, et Luigi Di Maio, désormais ministre des Affaires étrangères. L’accord, également connu sous le nom de « traité du Quirinal », apparaît à la fois comme la concrétisation d’une relation d’une grande intensité sur un certain nombre de segments, économiques notamment, et comme un point de départ politique d’une relation institutionnelle plus aboutie. S’il constitue ainsi un moment franco-italien et européen significatif, il ne va pas sans quelques incertitudes.

Une relation fragile ?

L’histoire de ce traité[1] est illustrative de la relation franco-italienne elle-même. L’idée émerge en septembre 2017, à l’occasion du sommet de Lyon. Il s’agit de pouvoir disposer de mécanismes réguliers de concertation bilatérale, après que les débuts de la présidence d’Emmanuel Macron eurent cristallisé des épisodes de tensions entre Paris et Rome, qui préexistaient déjà pour certaines[2] et qui concernent alors notamment la Libye, la gestion des flux migratoires et des rivalités économiques, particulièrement autour du cas des chantiers de l’Atlantique.

Alors que les travaux sont lancés au début de l’année 2018, la séquence électorale italienne débouche sur la constitution d’un attelage gouvernemental composé du Mouvement 5 étoiles (M5S) et de la Ligue. Matteo Salvini, pour la seconde, articule un narratif anti-élites et anti-européen pour lequel Emmanuel Macron fait figure d’ennemi idéal. Quant à Luigi Di Maio, pour le premier, entre autres critiques du rôle de Paris en Afrique, il finit donc par rencontrer une délégation de gilets jaunes en février 2019, entraînant le rappel pour consultations de l’ambassadeur de France, Christian Masset – lui-même déjà convoqué à deux reprises par les autorités italiennes au cours des mois précédents. C’est le point le plus bas dans la relation bilatérale durant l’après-guerre.

La fin de cet épisode gouvernemental à l’été 2019 et la formation d’un nouvel attelage cette fois composé du M5S et du Parti démocrate permettent la relance du processus, avec un sommet à Naples en février 2020, puis une visite de Jean-Yves Le Drian à Rome au mois de juin. Entre les deux, la crise sanitaire a encore favorisé le rapprochement des deux pays, notamment autour du plan de relance européen. Enfin, l’arrivée de Mario Draghi à la présidence du Conseil, en février 2021, va constituer un facteur décisif. Outre la proximité entre l’ancien président de la Banque centrale européenne et Emmanuel Macron, il y a désormais « un moment franco-italien qu’il ne faut pas manquer »[3]. Entre l’élection à venir du président de la République en Italie – et la fin du mandat de Sergio Mattarella, qui a joué un rôle important dans les relations avec la France, particulièrement quand celles-ci atteignaient leur point le plus bas –, la présidence française de l’Union européenne et la campagne présidentielle qui s’ouvrent, ainsi que le changement d’exécutif à Berlin, la fenêtre d’opportunité semble en effet assez étroite.

Une relation européenne ?

Le parallèle avec l’Allemagne, qui était le seul pays avec lequel la France disposait d’un tel traité bilatéral, apparaît comme une évidence, jusque dans les termes. « Traité du Quirinal », du nom du siège de la présidence de la République italienne – alors que la signature des traités relève, en Italie, des prérogatives du gouvernement –, constitue un calque du « traité de l’Élysée ». Si l’Italie de 2021 n’est pas l’Allemagne de 1963, la genèse de l’accord a prouvé, s’il en était besoin, que le cours de la relation franco-italienne n’était pas forcément linéaire. Outre le fait de consolider des liens économiques déjà significatifs, il s’agit donc d’aller plus loin dans la structuration et l’institutionnalisation de la relation politique. Au-delà de ses dimensions thématiques – les affaires étrangères, la sécurité et la défense, les affaires européennes, la gestion des migrations, la Méditerranée, les politiques industrielles et commerciales, un développement durable, social et inclusif, la coopération spatiale, la coopération transfrontalière, entre autres sujets –, cette initiative vise à créer un « réflexe franco-italien » pouvant déboucher sur une « vision géopolitique commune », selon les termes du président français.

Le traité, dont la mise en œuvre est assurée par un comité stratégique paritaire au niveau des secrétaires généraux des ministères des Affaires étrangères, prévoit ainsi un certain nombre d’espaces d’échanges, notamment au niveau interministériel. Chaque trimestre, un membre du gouvernement de l’un des deux États doit prendre part au conseil des ministres de l’autre État. Le conseil franco-italien de défense et de sécurité, au niveau des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, est relancé et un forum annuel de concertation économique, toujours au niveau des ministres, est institué. Pour les sociétés civiles, le texte prévoit notamment la création d’un Conseil franco-italien de la jeunesse – qui rappelle l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) – et la mise en place d’un service civique franco-italien.

De la sorte, cette entente doit pouvoir, in fine, constituer à son tour une forme de socle pour le projet européen, dont il traduit également la volonté de peser sur les règles, en étendant notamment le recours à la majorité qualifiée. Il peut ainsi être perçu comme une forme de coopération contre l’austérité. Alors que les nouvelles règles budgétaires européennes doivent être négociées à l’horizon 2022, la feuille de route liée au traité fait explicitement mention de la révision du pacte de stabilité et de croissance. Il en va de même s’agissant d’une volonté commune de « réforme de la politique européenne migratoire et d’asile », avec un renforcement de « l’intégrité de l’espace Schengen », dont cette même feuille de route « entend promouvoir une refondation » et dont la réforme figure parmi les priorités de la présidence française de l’Union européenne.

Le texte paraît aussi rappeler le logiciel européen de ses deux signataires. D’un côté, il mentionne « une Europe démocratique, unie, souveraine », référence au discours du président français à la Sorbonne en septembre 2017. De l’autre, il contient des éléments proches du discours programmatique à forte tonalité européenne délivré par le président du Conseil italien devant le Sénat en février 2021. L’« autonomie stratégique » européenne y figure à cinq reprises dans des articles portant sur des thématiques différentes, comme un but à atteindre, tandis que l’ancrage vis-à-vis de l’Alliance atlantique est également réaffirmé. De telles dispositions sont-elles de nature à renforcer la dimension personnelle de cet accord ? C’est en tout cas un paradoxe de ce processus que de chercher à dépasser les contingences politiques alors qu’il repose lui-même sur des circonstances particulièrement favorables. Lors de la conférence de presse suivant la signature du traité, Emmanuel Macron, se tournant vers Mario Draghi, déclarait ainsi vouloir appliquer « à nous-même cette bonne formule connue entre Montaigne et La Boétie, définissant chez nous ce qu’est l’amitié : “parce que c’était lui ; parce que c’était moi”. Ce traité du Quirinal, c’est un peu cela. Parce que c’était lui ; parce que c’était moi. Nous ne pouvons le signer qu’entre nous, parce qu’il y a une forme d’évidence devenue indicible, mais que nous rendons, ce faisant, plus explicite, pour la rendre plus forte encore. C’est cela l’amitié fraternelle qui nous lie. Merci pour cela, Président, et merci pour tout ce qui nous reste à faire. »

Une relation à construire ?

Au-delà donc d’un important moment franco-italien et européen, ces éléments traduisent un équilibre qui pourrait se révéler fragile eu égard à la pratique qui devra faire vivre ce traité. Les perspectives de part et d’autre quant à cet accord ne sont d’ailleurs pas sans rappeler une certaine asymétrie de la relation, jusque dans son traitement médiatique, abondant en Italie, confidentiel en France. Pour Paris et Emmanuel Macron, le renforcement du lien avec Rome s’inscrit dans le cadre d’une stratégie qui cherche à « construire l’Europe de proche en proche »[4]. Pour l’Italie, il a aussi valeur de symbole, celui d’un retour à la table des grands pays fondateurs[5], d’une insertion dans un partenariat privilégié auparavant réservé à la seule Allemagne, l’occasion d’être considérée à son tour comme une alliée forte et crédible.

Surtout, la fenêtre d’opportunité semble déjà presque refermée à la vue des échéances qui s’annoncent, avec de part et d’autre, et dès les prochains mois, les élections des présidents de la République. Côté italien, il est en outre significatif que ce traité soit signé sous la charge d’un gouvernement technique. Alors que les élections générales doivent se tenir au premier semestre 2023, le panorama actuel ne permet que difficilement d’envisager la constitution d’une majorité politique aussi proeuropéenne. En France, enfin, tout autre président qu’Emmanuel Macron affichera une proximité moindre avec l’Italie[6]. Et s’il pouvait, en cas de victoire en mai 2022, être conduit à reconsidérer ses positions actuelles, peut-être alors pourra-t-il toujours compter sur Luigi Di Maio : le 28 novembre, ce dernier déclarait qu’en France, il voterait pour Emmanuel Macron[7].

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[1] Lire sur ce point Jean-Pierre Darnis, « Une vision stratégique des relations franco-italiennes : vers un traité bilatéral ? », Note de la FRS, n° 56/20, Fondation pour la recherche stratégique, 29 juillet 2020, ainsi que Jérôme Gautheret, « Entre Emmanuel Macron et l’Italie, une relation en dents de scie », Le Monde, 25 novembre 2021.

[2] Pour une perspective historique, lire là encore Jean-Pierre Darnis, « France, Italie et Europe : une relation fragile ? », Le Grand Continent, 12 avril 2018.

[3] Christian Masset, Colloque Italie au Sénat, Paris, 3 décembre 2021.

[4] Laurent Marchand, « C’est quoi le “Traité du Quirinal”, cet accord que signent la France et l’Italie aujourd’hui ? », Ouest France, 26 novembre 2021.

[5] Gianni Rosini, « Trattato del Quirinale, Draghi: “Patto storico, Italia e Francia più vicine”. Migranti, diplomazia, “scambio” di ministri: cosa c’è nell’accordo », Il Giornale, 26 novembre 2021.

[6] Francesco Bechis, « Sul Trattato l’ombra dell’altro Quirinale. Parla Marc Lazar », Formiche.net, 26 novembre 2021.

[7] À l’occasion de la « Fête de l’optimisme » organisée par le quotidien Il Foglio.
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