ANALYSES

La Chine, variable d’ajustement de la relation transatlantique ?

Tribune
11 mars 2021
American, European and Chinese waving flag in sunny daylight as a background


Après l’élection de Joe Biden, beaucoup s’interrogent sur la nature des relations entre les États-Unis et l’Europe pour les quatre années qui viennent. Alliés stratégiques historiques, les relations entre les deux s’étaient en effet distendues, voire très nettement refroidies lors de la présidence de Donald Trump. Le président Trump avait même réfuté le qualificatif d’alliés pour désigner des pays qui profitaient de leur commerce avec les États-Unis pour engranger d’énormes excédents commerciaux tout en laissant les Américains payer de leur poche pour la sécurité en Europe. Cette posture n’avait pas manqué de crisper les Européens. Elle les avait également poussés à réfléchir plus avant à leur autonomie stratégique afin de mieux protéger leurs intérêts stratégiques : la révision du règlement de 1996 ou le mécanisme INTEX (Instrument in Support of Trade Exchanges) ne visaient-ils pas à réduire l’emprise de l’extraterritorialité des lois américaines ? Le mécanisme de filtrage des investissements étrangers, à contrer les investissements massifs chinois en Europe dans les domaines industriel et technologique ? La violence du président Trump avait ainsi sensiblement affaibli la relation transatlantique et la confiance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis tout en renforçant la volonté des Européens à mieux assumer leur destin propre.

Pourtant, le retour d’un président « plus normal » relance aujourd’hui le débat sur cette relation transatlantique et repose la question de la souveraineté européenne dans ce cadre. La première attaque est venue en décembre 2020 d’Annegret Kramp-Karrenbauer, alors présidente de la CDU et ministre de la Défense en Allemagne. Dans un entretien accordé au site Politico début novembre 2020, elle affirmait qu’il fallait « en finir avec l’illusion d’une autonomie stratégique européenne. Les Européens ne pourront pas remplacer le rôle capital qu’ont les États-Unis en tant que garants de leur sécurité. » Pourtant, depuis cette date et malgré la confirmation d’un changement de président aux États-Unis, le débat sur l’évolution de la relation transatlantique et de la souveraineté européenne a été plus vif en Allemagne que dans le reste de l’Europe. La plupart des pays européens, bien que souhaitant un apaisement de la relation transatlantique (et par conséquent, possiblement un renforcement de cette dernière) comprennent aussi à présent les limites de cette relation face à un monde devenu pluriel au sein duquel ils ne partagent pas toujours la même vision que les États-Unis. De ce point de vue, la relation à la Chine constitue un cas d’école et sera un élément capital du dialogue transatlantique à venir.

En matière de relations internationales en effet, trois types de relation peuvent exister, voire coexister : l’opposition frontale qui peut conduire à toute sorte de conflits, y compris militaire ; la coopération et le dialogue au travers de la recherche d’accord, de partenariat ou de compromis ; l’indifférence ou la neutralité. Dans la relation avec la Chine aujourd’hui, les grandes puissances économiques que sont les États-Unis ou l’Union européenne ne peuvent rester indifférentes pour diverses raisons objectives. La Chine s’est en effet tellement bien insérée dans la mondialisation que sa position dans l’économie peut être comparée au cœur d’un réacteur nucléaire. Atelier du monde offrant des produits et même des solutions techniques à des tarifs imbattables, elle occupe une place centrale et incontournable d’à peu près toutes les chaînes de valeurs industrielles. La Chine assure presque 30% de la production manufacturière mondiale (c’est 17% pour les États-Unis et 6% pour l’Allemagne).

La pandémie a mis en lumière cette réalité, mais elle préexistait déjà de longue date. Par ailleurs, le découplage que visent les États-Unis sera coûteux et prendra du temps. Disposant de capacités financières massives grâce à ses recettes à l’exportation, elle est une partenaire clé de nombre de pays et d’États dans leur accès aux financements, États-Unis en tête, mais aussi pour les entreprises via les investissements étrangers chinois. Élément encore souvent méconnu, la Chine est le 3e plus gros secteur financier au monde avec au moins quatre banques ayant une dimension systémique.

Reste alors la confrontation ou la coopération. Les États-Unis de Donald Trump ont choisi la guerre commerciale couplée à un affrontement aussi dans les domaines économique et technologique en définissant la Chine comme le rival. Ce choix traduisait la volonté des États-Unis d’empêcher un autre pays de venir contester le leadership américain. Ce pays justifie cela par le fait que la Chine ne partage pas ses valeurs et n’est pas une démocratie, mais le précédent japonais au début des années 1990 rend quelque peu discutable l’argument. Cette guerre commerciale correspondait bien aussi à une certaine vision du rapport de force partagée par le président des États-Unis et ses électeurs. Il était donc un choix politique qui a un coût commercial et économique pour les États-Unis sans réellement parvenir à réduire leur déficit commercial vis-à-vis de la Chine.

Probablement conscient de ces limites, Joe Biden est toutefois pris au piège d’une opinion publique américaine très remontée et depuis longtemps méfiante vis-à-vis d’un pays qui reste, somme toute dominé par le parti communiste chinois. Il ne peut donc pas, au moins à court terme, cesser la guerre commerciale et lever les barrières mises en place par l’administration précédente, sans passer, auprès d’une partie des citoyens américains, pour hésitant ou faible. Même s’il cherche à moyen terme à trouver un modus vivendi plus apaisé avec la Chine, il sera toujours limité dans son action. Une différence toutefois devrait caractériser l’administration Biden avec la précédente et elle concerne directement les alliés des États-Unis. Le président américain l’a en effet répété à plusieurs reprises, il souhaite restaurer une relation apaisée avec ses partenaires européens. Et, il se pourrait qu’il leur demande ce faisant de l’aider à contrer la montée en puissance chinoise.

Dans un rapport publié début mars par l’institut de recherche du Congrès américain, le Congressional Research office, pour expliquer le rôle et les intérêts de l’OTAN aux nouveaux élus, il est d’ailleurs écrit dès l’introduction parmi les défis posés à l’OTAN dans les années à venir, la nécessité de « répondre aux défis potentiels de sécurité posés par la Chine et ses investissements croissants en Europe ». Or, le deuxième point ne relève pas véritablement des prérogatives de l’OTAN. L’Union européenne a lancé en octobre dernier son propre mécanisme de filtrage des investissements étrangers alors même que plusieurs pays européens dont l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et même le Royaume-Uni ont renforcé depuis 3 ans leurs propres contrôles de ces investissements face à l’appétit des entreprises chinoises en Europe. Les États-Unis, par ailleurs, ont critiqué l’accord trouvé fin décembre entre la Chine et l’Union européenne sur les investissements (accord global UE-Chine sur les investissements).

Côté américain donc, l’attitude peut sembler plus diplomatique, mais les objectifs et les intérêts restent les mêmes : Joe Biden souhaite affaiblir durablement la Chine afin de l’empêcher de lui ravir la première place. Nul doute parallèlement que le nouveau président américain tente lui aussi de réduire la dépendance de son pays vis-à-vis des partenaires commerciaux qui creusent le déficit des États-Unis. En la matière, l’Union européenne suit de très près la Chine puisque son excédent commercial avec les États-Unis a atteint 139 milliards d’euros en 2020 (il est de 310 milliards pour le commerce américain avec la Chine). Et c’est sur ce point que va résider toute la difficulté de la relation transatlantique : préserver de bonnes relations tout en défendant nos intérêts respectifs qui se résument pour les Européens à renforcer leur souveraineté et leur autonomie.

Dans cette perspective, la stratégie européenne envers la Chine est un élément clé. Premier partenaire commercial de l’UE en termes de débouchés d’exportations de marchandises, la Chine est aussi une destination importante des investissements étrangers des entreprises européennes. L’UE prône en cela une position plus modérée que celle des États-Unis. Ainsi, dans le EU-China strategic outlook publié en mars 2019, la commission explique que la Chine est « un partenaire de négociation […], un concurrent économique […] et un rival systémique. » Dans ce contexte, l’intérêt des Européens n’est pas l’affrontement via un alignement sur les positions américaines, mais la définition d’une politique autonome dans sa relation à la Chine. Et c’est ce qu’elle tente de faire en privilégiant le multilatéralisme, une meilleure réciprocité tout en insistant sur la question des droits de l’homme et l’intérêt partagé des deux pays dans la lutte contre le changement climatique. Elle a pour ce faire par exemple imposé l’interdiction du travail forcé dans le cadre de l’accord sur l’investissement pour répondre aux inquiétudes de la société civile sur la question des Ouïghours (avec la limite liée au fait que la Chine nie avec recours à du travail forcé).

Oscillant entre sa proximité avec les États-Unis sur un certain nombre de dossiers et une volonté de coopération avec la Chine, l’Union européenne préfère la négociation avec cette dernière. On retrouve cette position intermédiaire dans le projet d’accord global sur les investissements signés en décembre dernier ou dans les objectifs de la nouvelle stratégie commerciale de l’Union publiée le 18 février (rappelons que la politique commerciale est de la compétence exclusive de l’UE). L’UE se dote aussi d’un certain nombre de mécanismes qui lui permettent de défendre ses intérêts face aux velléités chinoises tels que le mécanisme de filtrage des investissements étrangers adopté en 2019 et entré en vigueur en octobre dernier ou encore le projet pour mettre en place un système commun de due diligence des chaines d’approvisionnement.

Les pays européens sont dans leur grande majorité sur cette même ligne que la Commission européenne même si leurs intérêts dans la relation aux États-Unis et à la Chine peuvent être différents. L’Allemagne est de ce point de vue un exemple intéressant. Pays très attaché à la relation transatlantique par les garanties de sécurité que fournit l’OTAN, mais aussi du fait des débouchés des entreprises allemandes sur le marché américain, l’Allemagne affiche aussi un excédent commercial de près de 30 milliards de dollars avec la Chine et ses débouchés sur le marché chinois sont assez proches de ceux dont elle dispose aux États-Unis (7,5% de ses exportations pour la Chine et 9% pour les États-Unis).

Sur certains dossiers par ailleurs, les Européens ont aussi besoin de la Chine pour parvenir à la neutralité carbone à l’horizon 2050, comme le souligne un récent rapport de l’institut Bruegel. Ils sont en effet dépendants des approvisionnements chinois en terres rares ou en composants liés aux énergies renouvelables. Ainsi, la perception de l’attitude à adopter face à la Chine sera un facteur déterminant de la relation transatlantique. Et, il se pourrait qu’un positionnement fort des Européens face à ces deux grandes puissances soit encore la meilleure des garanties afin d’éviter que l’Europe ne devienne leur champ d’affrontement privilégié. Tracer une route souveraine et autonome est pour la Commission européenne la meilleure des manières de positionner son ambition géopolitique et de défendre les intérêts des pays membres. Les États-Unis de Joe Biden affirment vouloir renouer avec le multilatéralisme, c’est bien sur ce terrain-là que les Européens doivent jouer leur partition et inscrire la relation transatlantique.
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