ANALYSES

Soulèvements populaires internationaux et systèmes représentatifs : la grande défiance

Tribune
9 décembre 2020
Par Rodolphe Pourrade, enseignant d’Histoire Géographie, diplômé d’IRIS Sup’ en Géopolitique et prospective.
 


Le principe de représentation, notamment par la voie électorale, contesté par les multiples soulèvements populaires depuis 2019, doit aujourd’hui démontrer sa capacité à répondre aux crises sociopolitiques contemporaines.

En 2019-2020, une vague sans précédent de soulèvements populaires traverse le monde. Du Liban à l’Équateur, de l’Algérie au Chili, durant de longs mois, des marées humaines descendent pacifiquement dans la rue pour des motifs sociaux et politiques. Malgré l’absence de toute structure de concertation commune, l’observateur n’a pu manquer de relever les similitudes de l’ensemble de ces révolutions citoyennes : rassemblant toutes les classes d’âge, intégrant les minorités nationales et un large éventail de catégories sociales, leur sociologie est identique, tout comme leur organisation qui met à distance, voire rejette les structures politiques, syndicales ou religieuses préexistantes. L’absence de leadership et le refus de toute verticalité dans les mouvements ont également été une constante qui interrogeait déjà l’idée de représentation. Ces soulèvements, quoique sévèrement réprimés dans le silence relatif de la communauté internationale, ont ébranlé sérieusement les gouvernements nationaux jugés corrompus et soumis aux injonctions néolibérales de la gouvernance mondiale. Dès lors, les foules manifestantes exprimèrent une radicalité politique résumée par quelques slogans, depuis le « dégagez les tous » algérien au « tous c’est tous » libanais. Mais, au-delà du « dégagisme » déjà à l’œuvre en 2011, une nouvelle forme de radicalité agita les contestataires : fallait-il revendiquer de nouvelles élections et donc accepter un jeu électoral unanimement identifié comme biaisé, ou au contraire empêcher leur tenue ? La question même de la démocratie représentative était donc posée, non pas théoriquement, mais pratiquement, au cœur même des contestations : tandis qu’en Irak les insurgés imposèrent la révision de la loi électorale[1] en vue des Législatives anticipées de 2021, les Libanais dénonçaient le coût prohibitif de toute candidature aux élections[2], remettant ainsi en cause la possibilité même d’une représentation légitime.

À l’image des Gilets jaunes français qui défendaient le référendum d’initiative citoyenne (RIC), mais se divisèrent sur la pertinence de se doter de porte-parole ou de se présenter aux élections européennes, les mouvements de 2019, sans refuser par principe la démocratie électorale, se sont partout emparés de la question des moyens de l’exercice de la souveraineté populaire. Mais, face à la puissance considérable des contestations, c’est bien une sortie de crise par les urnes qui a été proposée, ou imposée par les autorités de plusieurs pays. Ainsi, le soulèvement algérien (Hirak), obtint-il deux fois de suite le report de l’élection présidentielle, qui se tient finalement, au forceps, en décembre 2019 avec 75% d’abstention. Le nouveau dirigeant algérien, Abdelmadjid Tebboune, reconnu par la communauté internationale, mais néanmoins en quête de légitimité intérieure, propose alors une révision constitutionnelle. Dans le même temps, au Chili, toujours sous la pression de la rue, le président, Sebastián Piñera,  engageait à son tour un long processus constituant. Les deux récents référendums constitutionnels (25 octobre au Chili et 1er novembre en Algérie), aux résultats très contrastés, confirment cependant une défiance croissante à l’égard du système représentatif qui affecte jusqu’à l’expression citoyenne la plus directe qu’offre le jeu électoral, à savoir la voie référendaire.

En Algérie, la Constitution confisquée

Le nouveau pouvoir algérien lance la procédure de révision constitutionnelle début 2020. Au printemps, un comité d’experts, nommé par le pouvoir, mène en catimini les travaux en plein confinement. La procédure rédactionnelle accélérée faisant fi des débats populaires, et se tenant à distance de tout représentant du Hirak, soumet son projet au Président Tebboune qui le valide au mois de mai. Le référendum qui acte la fin du processus est fixé au 1er novembre suivant (Date de la fête de la Révolution en Algérie). Le résultat de l’opération constitue pour le régime algérien un fiasco de première ampleur. Les chiffres officiels de la participation n’atteignent pas le quart de l’électorat et le « Oui » ne remporte que les 2/3 des suffrages. Ainsi, seuls 15% des Algériens approuvent la nouvelle Constitution qui tend à présidentialiser encore davantage la République. Ajoutons à cette débâcle le fait que la campagne référendaire se tint alors que le Président est hospitalisé pour cause de Covid… En Allemagne, replongeant symboliquement le peuple algérien dans les dernières années Bouteflika, durant lesquelles il était hospitalisé en France ou en Suisse. Si la faible assise populaire du nouveau pouvoir n’est donc plus à démontrer, toute sortie de crise par la voie des urnes semble désormais illusoire pour une majorité d’Algériens.

Au Chili, tous les scénarios sont possibles

Quant aux Chiliens, par leur vote massif en faveur d’une nouvelle constitution (plus de 50% de participation, plus haut score depuis la fin du vote obligatoire, et près de 80% de oui) ils s’offrent encore la possibilité de se doter d’institutions en rupture avec celles, néolibérales, héritées de l’ère Pinochet (1973-1990). Pour une partie non négligeable des contestataires de 2019-2020, cette réécriture est aussi une occasion de renouer avec une Histoire inachevée, celle d’un Chili populaire et socialiste de l’intermède Allende (1970-1973). Preuve de la puissance du mouvement contestataire et du rejet des partis, les Chiliens se sont aussi exprimés (à plus de 80%) en faveur d’une future assemblée constituante intégralement composée de nouveaux élus. Or, au lendemain de cette double victoire du soulèvement populaire de 2019, des manifestations importantes se déroulent avec cette fois pour enjeu le mode de scrutin retenu pour désigner les 155 constituants en avril prochain. En effet, avec un système électoral proportionnel plurinominal et très personnalisé, il est possible que le camp conservateur bien implanté localement et rassemblé, soit surreprésenté à la future Constituante. Avec une gauche divisée et une sous-représentation des figures du mouvement de 2019, le risque est réel de voir la volonté réformatrice populaire échouer.

Ainsi, dans l’ensemble des sociétés qui se sont soulevées l’an passé, une fois la répression devenue impuissante à juguler les forces contestataires, le recours au suffrage universel a été utilisé pour neutraliser l’élan populaire qui contestait le bien-fondé d’un processus électoral.

Ailleurs, des processus électoraux devenus insuffisants

De façon paradoxale, les élections récentes aux États-Unis et en Bolivie, marquées par une participation élevée, témoignent également d’une foi vacillante dans la démocratie représentative comme expression de la souveraineté populaire.

En Bolivie, la réélection d’Evo Morales en 2019 est invalidée permettant à la droite conservatrice de s’emparer de la présidence par intérim avec la nomination de Jeanine Áñez. Cependant, quoique reconnu légitime par les pays occidentaux, le pouvoir est contraint de reculer sous la pression constante des manifestants (faisant des dizaines de morts), en renonçant à interdire au MAS, parti du Président déchu, de concourir aux élections présidentielles. L’élection présidentielle du 8 novembre 2020 voit le triomphe au 1er tour de Luis Arce candidat investi par le MAS. Ainsi, paradoxalement, c’est la mobilisation constante de la rue qui a permis de sauver le système représentatif bolivien. Par effet de miroir, c’est tout aussi vrai pour la situation postélectorale aux États-Unis où, malgré un taux de participation historiquement haut, les résultats des urnes ne sont pas reconnus par le camp au pouvoir[3]. Il en résulte des tensions inédites dans la « plus grande démocratie du monde » où des manifestations postélectorales sont organisées par les deux camps pour légitimer ou dénoncer les résultats du scrutin.

Il apparaît donc que le système représentatif est sérieusement remis en cause. Contesté en 2019 pour son incapacité à rendre compte fidèlement de l’opinion, le principe de représentation devient aujourd’hui insuffisant pour garantir l’expression démocratique. Or, cette profonde crise politique affecte aussi bien les sociétés des régimes autoritaires en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient que celles des démocraties libérales européennes comme américaines. La cécité des classes dirigeantes internationales sur cette question sape les fondements mêmes de la démocratie libérale et permet aux partis et régimes les plus autoritaires, opportunément à l’écoute des revendications populaires, de bénéficier dans les sociétés démocratiques ou en cours de démocratisation, d’une aura encore inconcevable quelques années auparavant.

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[1] Qui devait notamment acter un nouveau découpage électoral, la fin du système confessionnel et un accès facilité aux candidatures indépendantes.

[2] Pour officialiser une candidature, il est ainsi nécessaire de verser une somme de 5000$

[3] D. Trump finit par engager le processus de transition le 24 novembre, soit trois semaines après les élections.
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