ANALYSES

Tensions entre la Grèce et la Turquie en Méditerranée orientale : quels enjeux ?

Interview
2 septembre 2020
Le point de vue de Didier Billion


Sur fond d’anciennes tensions liées au partage des eaux territoriales, la découverte de nouvelles ressources gazières échauffe une nouvelle fois les relations entre Athènes et Ankara. La division européenne ressort dans ce dossier entre interventions françaises et médiation allemande. Le point sur la situation avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Les tensions actuelles entre la Grèce et la Turquie étaient-elles prévisibles ? Quels sont les enjeux pour les deux protagonistes ?

Ce conflit était effectivement prévisible. Personne ne pouvait prévoir le moment où il allait éclater, mais de multiples crises entre la Grèce et la Turquie ont eu lieu pour les mêmes raisons lors des dernières décennies.

Pour aller à l’essentiel, le contentieux se résume à la question de la délimitation des eaux territoriales et de la zone économique exclusive. Évidemment, chacun des protagonistes essaie de faire appliquer une délimitation des eaux territoriales en fonction de ses intérêts. Les Grecs, pour leur part, veulent une solution en application du droit maritime international. Premier problème, la convention internationale qui le régit, la Convention de Montego Bay, n’a jamais été signée par la Turquie. Ankara ne reconnaît donc pas ce droit maritime international.

Autre élément, si ce droit maritime international était appliqué mécaniquement à la mer Égée, cela la transformerait automatiquement en une sorte de lac grec, au vu de la configuration particulière de la zone constituée de multiples îles helléniques. Ainsi, la revendication des Turcs visant à réclamer la possibilité d’une adaptation de l’application du droit maritime international au vu de la configuration géographique singulière de la région n’est pas sur le fond illégitime.

Autre question, tout aussi récurrente et non résolue : la situation de Chypre. On se rappelle l’intervention de l’armée turque sur l’île de Chypre en 1974 ayant mené à sa partition en deux entités : 38% de l’île pour les Chypriotes turcs, 62% pour les Chypriotes grecs. Depuis lors, une situation de statu quo prévaut. On évoque souvent Chypre comme membre de l’Union européenne depuis 2004, ce qui est juridiquement une réalité, mais l’on oublie de préciser qu’il n’y a que la partie chypriote grecque qui en fait de facto partie, la partie chypriote turque n’en étant pas membre. Cela a évidemment des conséquences sur la délimitation des eaux territoriales.

Facteur aggravant et déclenchant de la crise actuelle, il y a eu des découvertes de gisements gaziers offshore au cours de ces dernières années, et chacun des protagonistes revendique la possibilité de faire de la prospection et d’exploiter ces ressources.

Cette crise, sérieuse et préoccupante, a donc des racines très anciennes qui n’ont jamais été réglées. Elle ne pourra trouver d’issue rapidement, le contentieux s’étant aggravé au fil des années.

Quelle est la stratégie de Recep Tayyip Erdogan dans ce conflit ? Quels sont ses intérêts ?

Il y a plusieurs niveaux de lecture de la crise.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, un certain nombre de ses proches, ainsi que d’anciens officiers supérieurs, ont rappelé que le contentieux est ancien, et que la Turquie a des droits à faire prévaloir dans la région.

Le deuxième niveau de lecture, en lien avec le premier, concerne les enjeux de politique intérieure. Il n’est pas rare que des gouvernements exploitent des dossiers de politique extérieure pour régler des problèmes de politique intérieure ; la Turquie ne fait pas exception et Recep Tayyip Erdogan est un maître en la matière. À plusieurs reprises depuis de nombreuses années, ce dernier a en effet exploité des questions de politique extérieure pour ses propres intérêts en matière de politique intérieure.

Le président turc apparait moins puissant qu’il ne l’a été au cours des dernières années. Sa base électorale est moins solide, principalement en raison de la crise économique qui affecte la Turquie. Il pense qu’il peut « resouder » les rangs, reconstituer et élargir sa base électorale en agitant la fibre nationaliste, qui est un des ressorts du fonctionnement de la société turque. Le nationalisme n’est d’ailleurs pas l’apanage de Monsieur Erdogan, la grande majorité des dirigeants turcs pensent de même sur ce point. Aussi, quand il agite la crainte – largement fantasmatique – que les puissances occidentales veulent dépecer la Turquie, cela ne correspond évidemment pas à la réalité. Mais c’est un enjeu de politique intérieure, c’est pourquoi il n’hésite pas à recourir à la surenchère et adopte des postures belliqueuses, ce qui envenime la situation. On doit d’ailleurs préciser que l’exécutif grec n’hésite pas, pour sa part, à recourir aux mêmes procédés.

On voit bien que la difficulté du dossier réside en l’imbrication entre les questions de fond, sur lesquelles la Turquie a des revendications qui ne sont pas illégitimes, et des enjeux de politique intérieure, qui entravent la possibilité de trouver une solution dans les meilleurs délais.

Quel rôle peut jouer l’Union européenne dans la résolution de ces tensions ?

L’Union européenne, pour de multiples raisons, a quelques difficultés à se poser comme un véritable acteur dans la situation actuelle. Pourtant, la situation est préoccupante et pourrait mener à des dérapages. On se souvient par exemple qu’il y a une quinzaine de jours, un navire grec et un navire turc se sont « frottés », sans trop de dégâts heureusement. Mais nous ne sommes pas à l’abri d’un incident qui pourrait encore plus envenimer la situation.

Sur ce dossier comme sur beaucoup d’autres, l’Union européenne n’est pas homogène, à l’image de la réunion du Conseil européen des ministres des Affaires étrangères du 14 août dernier. La France y a proposé des sanctions à l’encontre de la Turquie, proposition refusée par six membres de l’Union européenne.

La posture française dans ce dossier est loin de faire l’unanimité. Emmanuel Macron a choisi une posture belliqueuse, envoyant des navires et des rafales français supplémentaires sur zone. Le président français considère qu’avec un interlocuteur comme Erdogan, seul le rapport de force brutal peut payer. Il prend des mesures qui vont dans le sens d’un accroissement de la tension.

A contrario, l’Allemagne de Madame Merkel, qui préside pour six mois l’Union européenne, a choisi, à juste titre, la voie de la médiation. Au contraire d’Emmanuel Macron, elle tente de faire baisser la tension, d’où la mission de bons offices, du ministre des Affaires étrangères allemand, qui est allé la semaine dernière en Grèce puis en Turquie. Malheureusement, cette mission n’a pas été couronnée de succès à ce jour. Mais au vu des difficultés et de l’ampleur des dossiers, il est évident que ce n’est pas une seule mission qui pourra régler la crise. Il faut qu’inlassablement les Allemands et le maximum d’États européens puissent jouer un rôle de médiateur et concourent à faire baisser les tensions.

L’Union européenne est également clairement bloquée sur le dossier chypriote. Chypre étant membre de l’Union européenne, alors que la situation chypriote n’est politiquement pas réglée entre Chypriotes grecs et turcs, elle se retrouve juge et partie et ne peut donc pas jouer le rôle de médiateur. Cela pose la question du rôle de l’ONU. Il serait en effet légitime, et fort à propos, que les Nations unies se mobilisent sur ce dossier et appuient les initiatives actuellement prises par l’Allemagne.
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