ANALYSES

En attendant l’élection présidentielle ivoirienne

Interview
16 juillet 2020
Entretien avec Franck Hermann Ekra, ancien conseiller chargé de la communication internationale et adjoint au conseiller principal à la Commission Dialogue Vérité Réconciliation de la Côte d’Ivoire, fondateur à Abidjan du Lab’nesdem (Laboratoire d’innovation et d’action publique), par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, Responsable du programme Afrique/s.


L’échiquier politique ivoirien, à défaut de certitudes, semblait s’être éclairci. Alassane Ouattara avait annoncé son retrait de la vie politique, cédant la place dans la course à la présidentielle à son dauphin Amadou Gon Coulibaly et écartant par la même des candidats susceptibles de gêner les desseins qu’il avait imaginés. Ce qui était sans compter le décès brutal de son Premier ministre, laissant présager une redistribution des cartes dans un contexte par ailleurs tendu.

Entretien avec Franck Hermann Ekra, ancien conseiller chargé de la communication internationale et adjoint au conseiller principal à la Commission Dialogue Vérité Réconciliation de la Côte d’Ivoire, fondateur à Abidjan du Lab’nesdem (Laboratoire d’innovation et d’action publique), par Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, Responsable du programme Afrique/s.

Après deux mois d’hospitalisation en France et un retour médiatisé à Abidjan, le Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, dauphin d’Alassane Ouattara, est décédé mercredi 8 juillet suite à un malaise cardiaque pendant le conseil des ministres. En quoi ce décès rebat-il les cartes ? Quels sont les impacts politiques sur les court et moyen termes, considérant l’échéance présidentielle du 31 octobre 2020 ? 

La disparition soudaine du Premier ministre Gon Coulibaly est un événement politique important. Au-delà de l’émotion et de l’effet de sidération que provoquent naturellement les conditions dramatiques de ce décès, il apparaît aux yeux de l’opinion comme un scénario catastrophe. Les choix de communication gouvernementale visaient ces derniers mois et jusqu’à son ultime souffle, à rassurer les électeurs sur la bonne santé du candidat et surtout sur sa capacité physique à assumer le rôle de porte-étendard de la majorité présidentielle pendant la campagne qui s’annonçait. Et ce tout en déroulant les séquences d’une trame esquissée sur mesure, d’un script écrit pour lui. Ce discours centré sur la relative jeunesse de ce sexagénaire et le passage de témoin générationnel, se voulait un atout comparatif, contrastant avec l’âge plus avancé de concurrents présomptifs, une vigueur dont Alassane Ouattara faisait personnellement un argument électoral.

L’accueil réservé au Premier ministre à son retour, pour indiquer la fin de sa convalescence, est tout à fait révélateur. La polarisation des projecteurs justifie a posteriori l’état de choc à l’annonce de sa mort. Le président Ouattara, son épouse et le gouvernement n’ont pas hésité à inverser la pompe républicaine et les usages protocolaires en allant l’accueillir en rangs serrés au bas de l’échelle d’un avion de la flotte présidentielle, et en déroulant le tapis rouge comme pour mieux le présidentialiser. Cette procession ponctuée par une adresse à la nation s’est poursuivie dans l’enceinte de la présidence de la République jusqu’à l’heure fatidique. Dans sa livraison du 9 juillet, le quotidien progouvernemental Fraternité-Matin n’hésitait pas à recourir au truisme et à l’hyperbole dans le titre d’un article : « Une minute avant sa mort, Amadou Gon vivait » !

Le déficit d’image et de notoriété du parti présidentiel à la veille de l’élection explique cette excessive personnification et l’accaparement des attributs de l’autorité de l’État. En 2018, le Rassemblement des républicains (Rdr) s’est transformé en Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (Rhdp). Pour donner l’impression de faire peau neuve, le Rdr optait alors pour une identité et un système de marque d’emprunts. Le parti d’Alassane Ouattara tentait ainsi de faire oublier sa responsabilité dans les violences politiques des deux décennies passées, de se désenclaver et d’élargir son emprise nationale par une fusion-absorption de l’ex-parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci), fondé par Félix Houphouët-Boigny en 1946 auquel s’agrégeaient des formations plus modestes. Face au risque de désagrégation de son assise militante, le Pdci préféra se défaire d’un allié devenu encombrant. Sous l’influence du successeur d’Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, le Pdci décida de s’ouvrir au Front populaire ivoirien (Fpi) de Laurent Gbagbo et au reste de la société, de passer à l’opposition et de poursuivre sa mutation, en conservant une marque historique qui se confond avec le roman national, l’histoire de l’émancipation et du progrès social.

Depuis l’année dernière, on observe des démissions en nombre. Comment expliquer ce délitement soudain de l’architecture du système Ouattara ? Quelle(s) porte(s) de sortie s’offrent encore à lui ? 

Début 2019 l’ancien président de l’Assemblée nationale Guillaume Soro, a ouvert le ballet des démissions forcées, contraint au dilemme imposé par le chef de l’État entre ravaler toute ambition présidentielle pour intégrer le Rhdp s’il voulait demeurer au perchoir, ou céder le fauteuil à un membre du parti néo-houphouétiste pour tracer sa propre voie. D’autres démissions ont suivi, notamment celle de l’ex-ministre des Affaires étrangères, Marcel Amon-Tanoh, un cacique du Rdr qui a choisi d’affirmer son indépendance.

L’abandon de tablier le plus inattendu du grand public, bien que mûri dans la coulisse, est sans conteste celui du vice-président Daniel Kablan Duncan, le chef de file des transfuges du Pdci au Rhdp. Une rumeur pronostique dans son sillage d’autres défections. La plus prévisible serait celle de l’Inspecteur général d’État promu dans son ombre. Si ces projections se matérialisaient elles consacreraient pour tous, la décomposition du narratif de la conservation du pouvoir. La méthode autoritaire patriarcale du président Ouattara, pour discipliner et mettre au pas l’ensemble du champ politique ivoirien, trouve ici une des expressions de ses limites, le contenu messianique de son ambition aussi.

Des dossiers pendants comme l’ECO ou même l’intermédiation dans la crise au Mali semblaient solliciter une intervention de la Côte d’Ivoire qu’en est-il aujourd’hui ? 

Le rôle pilote de la Côte d’Ivoire dans la conversation monétaire est étroitement lié au système de coproduction franco-ivoirien, un échafaudage coconstruit par Félix Houphouët-Boigny et les hôtes successifs de l’Élysée. Cette fonction d’intermédiation découle avant tout, du poids de son économie et de l’interdépendance de ses flux commerciaux avec les pays de l’hinterland. Les incertitudes politiques ne l’affecteraient qu’à la marge, même si un climat apaisé favorise toujours les dispositions à la négociation.

Dans la situation malienne, les bons offices de la diplomatie ivoirienne agissant sous le couvert de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), ont pesé dans l’assouplissement de la ligne de l’Imam Mahmoud Dicko, le leader du Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-Rfp), et favorisé le dialogue avec le président Ibrahim Boubacar Keïta. Il faut soutenir cet effort et porter un coup d’arrêt à la saignée. Le principe de subsidiarité sous régional, inscrite au répertoire d’actions de l’Union africaine, est fonctionnel dans la zone. Les Nations unies, qui ont une mission multidimensionnelle intégrée de stabilisation au Mali (Minusma) depuis 2013, ont relayé le plaidoyer et offert leur protection y compris au président contesté. La Côte d’Ivoire doit faire montre des mêmes dispositions d’ouverture dans le dialogue politique interivoirien pour préserver la paix intérieure.

Au regard de ses vulnérabilités et des récents attentats à la frontière avec le Burkina Faso, l’État est-il en capacité de protéger son pays? 

Au plan sécuritaire, il n’y a ni risque zéro, ni pays-sanctuaire. La menace est évolutive, labile, volatile. Cela nécessite une capacité d’adaptation, des mécanismes d’alerte, une éducation à la vigilance civique et à la surveillance de proximité, dans les limites de la protection des libertés. Chacun a conscience des lignes de faille, particulièrement dans les grands centres urbains et les zones frontalières. S’afficher en première ligne de la résistance au terrorisme vous met à l’index. L’État de Côte d’Ivoire connaît certes des difficultés de maîtrise territoriale, il bénéficie cependant d’un soutien logistique et opérationnel dans le domaine de la coopération militaire qui l’a protégé à de nombreuses occasions. Le renforcement de la communauté du renseignement est indéniable, il suppose des concessions sur la souveraineté auquel les États doivent parfois consentir sans rigidité, mais cela n’autorise nullement à céder l’initiative aux partenaires. Il est par ailleurs préférable de se garder du marketing ultra-sécuritaire, de délaisser la rhétorique pugilistique et d’adopter une attitude plus humble, plus conforme à la réalité du rapport de force. L’urgence consiste au déploiement de moyens humains pour la sensibilisation communautaire des populations rurales exposées, qui sont jusqu’ici cruellement sous-informées.

Comment interprétez-vous la présence du ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian aux obsèques de M. Gon Coulibaly ? 

D’abord, comme un geste de courtoisie diplomatique vis-à-vis des institutions ivoiriennes, le défunt étant Premier ministre en exercice. Ensuite, comme une opportunité pour aborder les dossiers emblématiques du quinquennat macronien et les grands chantiers bilatéraux, dont le projet de train urbain qui enchante la coopération française. Enfin plus gravement, pour évaluer dans un contexte national et régional extrêmement sensible, le risque inflammatoire et contagieux d’une possible volte-face du président sortant qui a pris l’engagement le 5 mars 2020, devant les deux chambres parlementaires réunies en Congrès, de ne pas solliciter une prolongation au terme de son dernier mandat constitutionnel. L’Élysée qui avait salué  à cette occasion  d’un tweet « l’exemple » historique donné par la Côte d’Ivoire, a rappelé dans un message de condoléances un brin subliminal que : « La France exprime sa solidarité indéfectible envers la Côte d’Ivoire et son peuple et continuera à s’engager, à ses côtés, sur la voie de la paix et de la réconciliation ». En concluant l’oraison qu’elle a prononcée au nom des institutions républicaines ivoiriennes, la chancelière de l’Ordre national Henriette Diabaté, a rejoint le président français sur la même voie, se démarquant comme au long des deux mandatures de l’ostracisme de quelques-uns.

La présence à ces funérailles, finalement très politique, du président sénégalais Macky Sall, s’inscrit dans le même registre de diplomatie régionale. En plus de son attention à l’évolution de la crise institutionnelle au Mali, il est directement impliqué dans la gestion continentale de la crise sanitaire, en collaboration avec le président en exercice de l’Union africaine, le Sud-africain Cyril Ramaphosa et son envoyé spécial, l’Ivoirien Tidjane Thiam.

Quelles sont les pistes d’évolution de la Côte d’Ivoire au regard du calendrier électoral ? Ce dernier tiendra-t-il ?

Plus on se rapproche de l’échéance de cette élection-brouillard, plus il est difficile de se fier à la météorologie. Les juges de la Cour africaine des Droits de l’Homme et des peuples (Cadhp), viennent de rendre un arrêt ce 15 juillet 2020, faisant obligation à l’État de Côte d’Ivoire de réformer la Commission électorale indépendante (Cei), au moins dans ses démembrements locaux, pour garantir la crédibilité des scrutins. Cela augmente la difficulté à tenir le délai constitutionnel du 31 octobre 2020. Mais la Côte d’Ivoire, qui avait pourtant ratifié dans l’euphorie, le protocole de cet instrument international, a déjà refusé tout récemment de se conformer aux décisions de la Cour qui s’imposent pourtant à elle. L’histoire électorale ivoirienne est une histoire de contentieux, avec une judiciarisation de l’élection et des contestations a priori. Les arbitrages de la cour constitutionnelle, eux-mêmes, donnent aux citoyens l’impression qu’elle penche, comme la tour de Pise, toujours du même côté. Les « élections calamiteuses » ne sont pourtant pas une fatalité, pour autant qu’on se donne le temps de l’agenda de la réforme, en procédant à une refonte scrupuleuse du système. Cela permettrait entre autres, d’assurer la fiabilité de l’identité des inscrits dans le fichier électoral et favoriserait une inclusion réelle de toutes les forces politiques. L’épidémie de Covid-19 ajoute un surcroît d’incertitude, elle pourrait servir de prétexte opportun à un report.
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