ANALYSES

Japon : 75 ans après la fin de la bataille d’Okinawa, des leçons à tirer pour la paix

Tribune
23 juin 2020
Par Jean-François Heimburger, journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (Centre de recherche sur les économies, les sociétés, les arts et les techniques, laboratoire de l’Université de Haute-Alsace), spécialiste du Japon


Trois quarts de siècle sont passés depuis la fin de la bataille d’Okinawa, le 23 juin 1945. Si ces terribles combats, qui ont fait en près de trois mois plus de 200 000 morts, dont la moitié de civils, peuvent paraître très lointains, ils résonnent toujours dans ce territoire du sud-ouest du Japon.

La tragédie a commencé les 26 et 27 mars 1945, avec le débarquement de l’armée américaine sur de petites îles d’Okinawa, situées à une trentaine de kilomètres à l’ouest de l’île principale. Son objectif consistait à faire de cet archipel une base pour envahir le Japon métropolitain. L’armée japonaise, voulant retarder autant que possible ce scénario, a alors tenté de gagner du temps en usant l’ennemi et en sacrifiant Okinawa, qu’elle considérait depuis le début de l’année 1945 comme la ligne avant de la défense des territoires de l’Empereur.

Un quart de la population de l’île a perdu la vie dans la bataille, dont près de 94 000 civils. Nombre d’entre eux n’ont eu d’autre issue que de se suicider collectivement, quand d’autres ont été chassés par l’armée japonaise des abris dans lesquels ils s’étaient réfugiés, ou massacrés quand ils utilisaient la langue d’Okinawa, considérés alors comme des espions.

« L’expérience de la bataille d’Okinawa, où s’est produit un massacre sans précédent, a gravé dans la mémoire des gens la leçon selon laquelle « l’armée ne protège pas les habitants » », écrivait ainsi l’éditorialiste du Ryûkyû Shimpô, l’un des deux quotidiens départementaux d’Okinawa, le 4 juin dernier.

Transmettre

Aujourd’hui, le 23 juin, désigné « jour pour les morts », est férié à Okinawa. Une cérémonie commémorative annuelle est organisée dans le parc mémoriel pour la paix de Mabuni, au sud de l’île principale, où sont disposés des monuments comportant les noms des personnes sacrifiées dans la bataille (241 593 cette année), japonaises comme étrangères, civiles comme militaires.

Outre ce moment consacré au souvenir, les autres occasions pour apprendre ce qui s’est passé durant la bataille d’Okinawa se font plus rares. Ces combats figurent certes dans les manuels du collège, qui abordent aussi les suicides collectifs. Mais les élèves ont de moins en moins l’occasion de discuter à la maison de ce drame qui s’est produit à la fin de la Guerre du Pacifique.

D’après la version 2020 de l’enquête quinquennale sur l’éducation en matière de paix, réalisée auprès des lycéens de deuxième année scolarisés dans un établissement départemental, la quasi-totalité des répondants a indiqué que le fait d’étudier la bataille était important, voire très important. Mais 52,2 % ont précisé ne pas avoir de membres de leur famille pouvant leur en parler, contre 35 % dix ans auparavant, signe que les personnes ayant vécu la guerre sont de moins en moins nombreuses.

« Il est désormais question de voir comment les gens qui n’ont pas fait l’expérience de la bataille d’Okinawa peuvent transmettre ce qui s’est passé à ceux qui ne l’ont pas vécue non plus », écrivait l’Okinawa Times, deuxième quotidien du département, dans son éditorial du 2 juin dernier. « C’est un grand sujet auquel nous devons faire face », concluait-il.

Un fardeau encore lourd

L’enquête, réalisée par le Syndicat des enseignants et du personnel des lycées et écoles pour personnes handicapées et par le Groupe d’étude sur l’histoire et l’éducation à Okinawa, a aussi montré que la majorité des lycéens se sont toujours prononcés pour la suppression totale ou la réduction des bases américaines.

Après la guerre, l’armée américaine a occupé Okinawa et y a construit d’immenses bases militaires. Bien que ce territoire, considéré comme stratégique par Tokyo et Washington, se soit dégagé de la tutelle des États-Unis lors de sa rétrocession au Japon en 1972, le fardeau est encore lourd aujourd’hui. Près de 70 % de la superficie occupée par les installations de l’armée américaine stationnée au Japon sont concentrés à Okinawa, qui ne représente que 0,6 % du territoire national. En plus des nuisances sonores et des incidents aériens, les cas d’affaires criminelles et d’accidents de circulation impliquant des militaires américains sont nombreux. « On ne peut compter les incidents et accidents dus à la présence des bases, tellement il y en a », indiquait l’Okinawa Times, début juin.

L’actuel gouverneur Denny Tamaki, dont les partis qui le soutiennent ont confirmé leur majorité à l’assemblée départementale à la suite de l’élection du 7 juin dernier, combat fermement la relocalisation, voulue par le gouvernement, de la base aérienne de Futenma à Henoko. Dans cette zone, les risques seraient réduits et le niveau de sécurité plus élevé du fait d’une densité de population plus faible. Cet argument ne convainc cependant pas de nombreux habitants, d’Okinawa, mais aussi des autres régions du Japon, qui souhaitent que l’installation soit fermée et non remplacée ou bien relocalisée dans un autre département ou à l’étranger.

« Le gouvernement n’a pas d’autre choix que de discuter avec la partie américaine et de faire en sorte d’alléger la charge en répartissant et en relocalisant les entraînements militaires (autre part) », écrivait à ce propos l’Asahi Shimbun le 9 juin. Il s’agirait donc d’accélérer le déplacement d’exercices hors d’Okinawa, qui se sont par exemple déjà déroulés dans le département d’Oita en décembre 2018 et dans celui de Shiga en février 2019, selon le Livre blanc de la défense 2019.

« Avenir pacifique »

Le déploiement des forces terrestres japonaises d’autodéfense est également regardé de près, considéré par la presse locale comme contraire à la leçon de la bataille d’Okinawa. La mise en place d’un véhicule lanceur de missile antinavire sol-mer à Miyakojima comme la vente d’un terrain municipale à Ishigaki pour le bureau de défense d’Okinawa ne s’appuient ainsi pas sur l’opinion des citoyens.

« Pour examiner la situation actuelle d’Okinawa et fixer l’avenir vers lequel aller, nous devons revenir autant de fois que nécessaire sur l’expérience de la bataille d’Okinawa, qui est à l’origine de l’Okinawa d’après-guerre », écrivait le Ryûkyû Shimpô le 27 mars dernier, à l’occasion du 75e anniversaire du début des terribles combats, après avoir indiqué que la garnison de l’armée japonaise a conduit au drame de la bataille d’Okinawa. Et de conclure : « C’est cela qui bâtira l’avenir pacifique d’Okinawa. »
Sur la même thématique
Quel avenir pour Taiwan ?