ANALYSES

Mondial d’athlétisme à Doha : la rencontre entre l’humain et ses limites

Tribune
3 octobre 2019


Soixante-huit engagées dans le marathon féminin… Couru à minuit trente pour tenter de rafraîchir la sensation oppressante de fournaise. L’obscurité n’a pourtant pas suffi à jeter un voile pudique sur les 28 abandons pour raison médicale. Abandon aussi, au kilomètre 16 du « 50 km Marche » du champion français Yohann Diniz. Pourquoi cette hécatombe ?

Doha, bordé par l’immensité désertique de la péninsule arabique, véritable pompe à chaleur, peine à être rafraîchi par les eaux quasi fermées du golfe Persique. Il ne fait pas juste chaud à Doha, il y règne ce que l’on appellerait une canicule permanente. En ce moment les températures oscillent entre 30 °C la nuit et 42 °C la journée avec un ressenti à 48 °C. L’humidité y est de 72 %. Et c’est cette combinaison bien particulière entre chaleur et humidité qui pousse nos limites… et les trouve bien rapidement.

Cette limite, c’est la contrainte thermique chaude. La contrainte thermique chaude, ce n’est pas seulement une histoire de chaleur, mais de température de l’air, du vent, la température radiante et l’hygrométrie. Tous ces facteurs impactent la capacité d’adaptation du corps à son environnement.

Pour maintenir sa température centrale qui est de 37  0,5 °C, le corps tente de s’adapter au mieux. Pour cela, plusieurs mécanismes intrinsèques et comportementaux sont à sa disposition :

  • Les ajustements circulatoires

  • La sudation

  • L’adaptation comportementale : protection à l’aide de vêtements ou l’isolation de la chaleur par des bâtiments appropriés (habitat local permettant aération, voûte nubienne, climatisation…)


Les ajustements circulatoires en cas de forte chaleur permettent une modification de la circulation sanguine à destination de la peau et des tissus sous-cutanés. Changement de destination qui va permettre d’évacuer la chaleur produite dans les parties profondes du corps (ici le métabolisme + l’exercice musculaire de la course) vers la périphérie. Les vaisseaux périphériques se dilatent, les boucles capillaires cutanées s’ouvrent pour accueillir un volume sanguin plus important qui va permettre son refroidissement. La chaleur arrivant au niveau de la peau doit pouvoir être évacuée dans l’air ambiant par radiation et par convection. Le problème commence à se poser lorsque la température de l’air est supérieure à la température de la peau, comme cela est le cas à Doha pendant les épreuves en extérieur avec une température à 40°. Dans ce cas-là, l’évacuation de la chaleur est impossible (il fait plus chaud à l’extérieur du corps) et la seule possibilité d’évacuation calorique est alors la sudation.

La sudation, c’est 2 millions de glandes sudoripares qui produisent jusqu’à 800 g de sueur par heure. Lorsque le sujet est au repos, elle est possible seulement si la température extérieure est inférieure à 45 °C. En état d’activité physique, la sudation n’est possible que si la température extérieure ne dépasse pas les 27 °C.

Lors d’épreuves d’athlétisme dans le cadre d’un championnat mondial, l’exercice musculaire est un fait établi. On se rend vite compte que les 27 °C maximum pour permettre la sudation comme celle de 40 °C pour permettre la déperdition de chaleur sont largement dépassés dans le contexte de Doha. Rajoutant la notion de stress bioclimatique qui est plus importante lorsque le sujet n’est pas acclimaté à la région… On peut largement questionner la pertinence d’un tel choix géographique à cette période de l’année. On en comprend un choix plus politique que cohérent.

On aurait voulu améliorer la situation, on aurait pris la peine de faire courir les courses en extérieurs au petit matin. L’heure la plus fraîche de la journée est la demi-heure entourant le lever du soleil… donc entre 5 et 6 h du matin en ce moment à Doha et non à minuit. On aurait pu prendre la peine aussi de peindre le bitume en blanc quelques jours avant la course pour limiter au maximum l’absorption de chaleur par le sol ensuite restitué tout au long de la nuit. Ou tout simplement trouver une localisation géographique plus adaptée… physiologiquement parlant.

Quid de la pertinence de la coupe du monde de football de 2022 au Qatar ? Les arguments fusent, les stades seront climatisés, la coupe du monde aura lieu en « hiver » et sera moins chaude…

Il est question d’exercice physique dans un milieu que l’on peut considérer comme hostile. Dès 2015, une étude du MIT publiée dans le journal Nature Climate Change évoquait la possibilité pour les pays du Golfe à devenir une « zone inhabitable » d’ici la fin du siècle si aucune mesure d’atténuation du changement climatique n’était mise en œuvre. Aujourd’hui, l’actualité nous fait penser au sport naturellement, mais qu’en est-il de tous les travailleurs en extérieurs ? Les ouvriers du bâtiment qui construisent ces mêmes stades climatisés (dont on taira le coût écologique…) ?

L’impossibilité de travailler en extérieur sur certaines heures de la journée, voire sur certaines périodes de l’année aura un impact majeur sur l’économie du pays et à terme sa viabilité.

On parle de développement durable, on parle écologie, environnement… Des concepts, et beaucoup de théories qui laissent encore certaines personnes sceptiques. Aujourd’hui, par le biais du sport, la nécessité de cette prise en compte de la préservation de notre environnement ; i.e. de notre survie ; prend corps.

Si toute cette semaine, des stands devenus infirmeries de fortune ont rapidement parsemé le parcours du marathon/courses, qu’en est-il de tous ces ouvriers qui construisent ces cités champignons connues pour leur démesure au beau milieu du désert ? Ont-ils droit à l’infirmerie sur leur lieu de travail ? L’absence de prise en charge en urgence de ce « coup de chaleur » où le corps est dans l’incapacité de se thermoréguler mène à une crise convulsive et rapidement à un coma, suivi du décès.

En 2012 déjà, l’ambassade du Népal comptabilisait 186 décès de ses ressortissants sur les chantiers au Qatar, dont 107 étiquetés « décès soudain, cause non connue ». Il n’est pas impossible que derrière ces statistiques se cachent certains cas de déshydratation extrêmes menant au décès. « 107 » sur une seule année, provenant d’un seul pays. Combien en combinant les données ? Ce qui se passe sur les bords de routes des marathons ne serait-il pas la version médiatique de ce qui se passe bien loin des caméras dans la vie de tous les jours pour des centaines d’ouvriers immigrés ?

Aujourd’hui, un marathon impossible, demain une région inhabitable si rien n’est fait… Après avoir signé pour les objectifs du développement durable, il serait temps de se lancer dans une prise de décision « durable », donc cohérente.
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