ANALYSES

« Trente ans après Tiananmen, les Chinois ne s’intéressent pas vraiment à la démocratie. »

Interview
4 juin 2019
Le point de vue de Barthélémy Courmont


La date anniversaire des événements de la place Tiananmen résonne peu dans une Chine aux réseaux contrôlés et au statut dominant sur la scène internationale. Quelle trajectoire a pris Pékin depuis 1989 ? Quelles sont les ambitions de son président Xi Jinping ? Éclairage par Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS.

Aujourd’hui marque les 30 ans de la répression des manifestants de la place Tiananmen, dont la seule évocation est censurée en Chine. Quel bilan dresser de la politique intérieure chinoise, 30 ans après ces évènements ?

Tiananmen fut, selon les termes de Liu Xiaobo (l’un de ses acteurs, signataire de la Charte 08 en 2008, prix Nobel de la Paix en 2010 et dissident chinois décédé en 2017), l’une des quatre catastrophes de la Chine communiste, avec le mouvement des 100 fleurs, le grand bond en avant et la révolution culturelle. C’est aussi et surtout le symbole d’un mouvement pour la démocratisation qui fut réprimé par le régime. Trente ans après, non seulement l’évocation des massacres est interdite, mais les dirigeants chinois ont récemment encore justifié l’intervention de l’armée face aux manifestants. L’heure n’est donc pas à un examen approfondi de ce qui s’est passé dans la nuit du 3 au 4 juin 1989, en dépit des innombrables témoignages et des dissidents qui, depuis l’étranger, continuent de s’exprimer sur le sujet. D’ailleurs, était organisé à Taipei un événement sur les massacres, en présence de nombreux activistes en exil. Si on élargit la question à la trajectoire de la Chine en matière de libertés individuelles depuis 1989, nous pouvons considérer qu’il y a à la fois des progrès et de grandes régressions. Les progrès sont à mettre en parallèle avec la montée en puissance économique (la Chine n’est plus le même pays qu’en 1989) et l’amélioration des conditions matérielles de vie des Chinois. Cela s’est aussi traduit par un accès à l’information accru (la Chine est le premier pays au monde en nombre d’internautes), un niveau d’éducation en hausse et quelques espaces laissés libres pour contester, comme la lutte contre la corruption. En revanche, le régime a également retenu les leçons de Tiananmen en contrôlant davantage les activistes, afin précisément d’éviter une situation comparable à celle de juin 1989. Innovations technologiques, traque des dissidents ou verrouillage d’internet sont ainsi mobilisés, avec des succès qui peuvent faire frémir.

Plus encore que l’action du régime, c’est l’attitude de la société chinoise qui doit être mentionnée. Trente ans après Tiananmen, les Chinois ne s’intéressent pas vraiment à la démocratie et à la mutation de leur régime. Ce que Liu Xiaobo avait qualifié de philosophie du porc (à savoir une société de consommation prenant le dessus sur tout idéal politique) a triomphé. Les Chinois veulent vivre de mieux en mieux, et c’est louable, mais cela ne passe pas nécessairement pour eux par un changement de régime. Face à cette nouvelle donne, les dissidents ont dû modifier leur posture. Il n’est pas anodin que dans la Charte 08, les signataires n’appellent pas à un changement de régime (comme réclamé en 1989), mais à une évolution démocratique de ce dernier.

Le président Xi Jinping veut une « nouvelle ère » pour son pays, notamment sur le plan international. Quelles sont ses priorités ?

Xi Jinping dispose de pouvoirs que ses prédécesseurs, Hu Jintao et même Zhang Zemin, n’avaient pas. Cela s’explique par le nouveau statut de la Chine sur la scène internationale, désormais une grande puissance, et une marge de manœuvre en hausse constante, à la fois dans la relation avec ses voisins et les autres grandes puissances. Plus que les dirigeants, c’est la Chine qui a changé, et les dirigeants se sont adaptés à cette nouvelle donne.

Xi Jinping a fait de l’année 2049, qui marquera le centième anniversaire de la République populaire (et le soixantième anniversaire de Tiananmen) la date à laquelle la Chine devra être première puissance mondiale. Pour atteindre cet objectif, il a poursuivi les efforts de ses prédécesseurs en matière de modernisation et augmentation des capacités militaires, et intensifié les investissements dans le monde avec l’initiative de la ceinture et de la route. Enfin, sur le plan politique, il a réaffirmé la place centrale du parti et musclé son discours à l’égard de Taïwan.

Pékin a répliqué dans la guerre économique contre les États-Unis en taxant des milliers de produits américains. Quel est l’impact des attaques commerciales américaines sur les ambitions de Xi Jinping et sur le commerce chinois ?

Considérer que les mesures adoptées aux États-Unis n’affectent pas l’économie chinoise serait se tromper lourdement. Cependant, la dépendance à l’économie américaine, si elle était très forte il y a quinze ans, diminue sensiblement, tandis que la Chine a augmenté ses échanges avec d’autres partenaires. Cela signifie que les leviers dont dispose Washington en lançant une guerre économique contre la Chine ne sont pas aussi puissants qu’ils l’auraient été au début des années 2000, tandis que la Chine entrait à l’OMC. La guerre commerciale a déjà été menée, et les États-Unis l’ont perdue.

Plus risquée en revanche est l’initiative de la ceinture et de la route. La Chine investit des sommes colossales, et le retour sur investissement n’est pas garanti. D’ailleurs, des voix dissonantes s’élèvent à Pékin pour critiquer des dépenses pharaoniques à l’international, tandis que les besoins restent immenses au sein de la société chinoise. Wen Jiabao, Premier ministre de Hu Jintao, aimait à rappeler que la Chine reste un pays pauvre, comme pour mieux justifier des mesures visant à diminuer l’impact de la pauvreté sur la société chinoise, avec des résultats spectaculaires. Xi Jinping semble plus confiant, mais peut-être aussi risque-t-il dans le même temps de faire preuve d’arrogance. Le « mandat à vie » qu’on lui prophétise pourrait être fortement contesté si les Chinois ne voient pas les dividendes de leurs efforts.

 
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