ANALYSES

Daech n’est pas mort, le djihadisme non plus

Tribune
25 mars 2019


Le Newroz, nouvel an kurde, a bien débuté pour les Forces démocratiques syriennes, puisqu’elles ont reconquis le dernier bastion où se défendaient désespérément les combattants de Daech, le bien mal nommé État islamique (EI). Le 23 mars, après des semaines d’intenses combats au sol et de massifs bombardements terrestres et aériens, le bourg de Baghouz, sis le long de l’Euphrate à la frontière syro-irakienne, était enfin repris aux djihadistes.

Cet événement est une victoire militaire et symbolique importante, car elle marque, dans le moment présent, la fin territoriale des prétentions de Daech et on ne peut que se féliciter de cette nouvelle défaite infligée à un ennemi qui a fait régner la barbarie dans les régions qu’il contrôlait depuis plusieurs années. Pour autant, ce serait une grave illusion d’en conclure trop hâtivement à la fin de Daech. Ce dernier est en effet l’exemple même d’un type d’organisation qui ne peut être éradiqué par des moyens exclusivement militaires et il faut rester lucide sur ce que les mois à venir peuvent réserver.

Il est d’ailleurs piquant de constater que deux erreurs symétriques sont à l’œuvre quant à l’analyse des dynamiques portées par Daech. En 2014, il y avait eu une forte surestimation de la portée réelle des victoires de l’EI et de la proclamation du soi-disant califat, le 29 juin 2014, par Abou Bakr Al-Baghdadi. Certains observateurs étaient alors allés jusqu’à prédire, contre toute raison, la fin des États nations dans la région, notamment quand des pelleteuses de Daech rasaient symboliquement la ligne Sykes-Picot sur la frontière syro-irakienne. Peu importait alors qu’elle ne se trouvât en réalité pas à cet endroit, les communicants de l’EI avaient réussi leur coup médiatique. Il serait tout aussi faux aujourd’hui de considérer qu’un coup fatal vient d’être asséné à Daech et que nous en avons terminé avec cette hydre. Les raisons sont multiples de rester prudents et d’évaluer le plus précisément possible les dynamiques en cours.

La fin territoriale du pseudo califat islamique ne signifie tout d’abord pas que le corpus idéologique qui fonde Daech ait disparu comme par enchantement. Les causes sociales et politiques qui ont permis l’émergence, puis l’affirmation de cette organisation n’ont aucunement disparu. En Irak comme en Syrie, une partie des sunnites considère notamment qu’elle est traitée comme une communauté d’individus de seconde zone par les pouvoirs en place et qu’elle n’a pas accédé, dans la réalité des faits, à l’égalité avec les composantes qui dominent ces sociétés. Le poison communautariste, considérablement amplifié depuis l’intervention unilatérale des États-Unis en 2003 qui, sous l’impulsion des néoconservateurs, voulaient remodeler le Moyen-Orient sur des bases identitaires confessionnelles et/ou ethniques, a ainsi atteint son point d’incandescence avec Daech. Seule la mise en place de gouvernements inclusifs pourra, dans ce cadre, contribuer à désamorcer les tensions en refondant le sens de ce que devrait être la citoyenneté.

Ensuite, nombre de combattants et de cadres de Daech se sont évaporés sans que l’on sache les localiser. Cette organisation possède déjà une longue pratique de la clandestinité, notamment mise en œuvre dans les années 2008-2010 alors qu’elle se trouvait déjà confrontée à une série de revers militaires en Irak. Ses théoriciens avaient alors prôné le « retour au désert », ce qu’ils appliquent à nouveau aujourd’hui de façon planifiée et maîtrisée. En outre, on peut supposer que les services de renseignement de Daech ou ses réseaux d’informateurs sont pour leur part restés dans les villes et les bourgs, sans même que les populations locales les connaissent. Ainsi, le concept de cellules dormantes n’est pas un mythe pour amateurs de romans d’espionnage, mais une réalité politique. De plus, une partie des militants de Daech a probablement quitté les théâtres d’opérations irako-syriens pour se redéployer, au moins temporairement, sur d’autres régions : Égypte, Libye, zone sahélo-saharienne, voire Caucase ou Asie centrale… Ces décisions sont rendues possibles par la présence d’un trésor de guerre qui s’élève certainement à plusieurs centaines de millions de dollars.

Ainsi, ni le logiciel idéologique ni les causes sociales et politiques qui ont permis son éclosion, ni les capacités organisationnelles de Daech n’ont été brisés. Ce dernier saura profiter des innombrables frustrations des populations locales pour lancer de nouvelles initiatives militaires régionales et sans nul doute des opérations terroristes à l’international.

Cette situation est d’autant plus préoccupante que les villes qui ont été libérées de Daech sont totalement sinistrées : en cinq ans d’intervention militaire de la coalition sous égide états-unienne, ce sont par exemple plus de 30 000 frappes qui ont été effectuées et les besoins pour la reconstruction sont gigantesques. Facteur aggravant : ces zones reconquises sont actuellement sous gestion chiite en Irak, alaouite ou kurde en Syrie, ce qui alimente quasi mécaniquement les raisons d’un mécontentement à fleur de peau au sein des populations locales majoritairement sunnites.

La chute de Baghouz ne doit pas conduire à une sorte d’aveuglement stratégique : le djihadisme n’est pas mort. D’autant que l’autre branche du djihadisme international, incarnée par Hayat Tahrir al-Cham, filiale locale de la nébuleuse liée à Al-Qaïda, domine désormais la région d’Idlib au Nord-Ouest de la Syrie. C’est le prochain lieu de confrontations contre les djihadistes, puisque le régime de Bachar Al-Assad et son allié russe brûlent d’impatience de reconquérir cette région. C’est la prochaine séquence de la lutte contre le djihadisme.
Sur la même thématique