ANALYSES

Maroc : la condamnation des militants du mouvement « Hirak », symbole d’un gouvernement à la peine ?

Interview
5 juillet 2018
Le point de vue de Brahim Oumansour


L’indignation augmente au Maroc après la condamnation des leaders du mouvement contestataire «Hirak» qui agita la région du Rif de 2016 à 2017. Ces revendications populaires pointaient du doigt les carences de l’État dans la gestion politique, sociale et économique de la région, et plus largement du Maroc. Le gouvernement semble avoir du mal à trouver des solutions durables pour redresser la situation du Royaume, mission rendue encore plus complexe dans un contexte diplomatique marqué par la tension avec l’Algérie. Le point de vue de Brahim Oumansour, chercheur associé à l’IRIS.

Les meneurs du mouvement « Hirak » viennent d’être condamnés à de lourdes peines de prison pour « complot visant à porter atteinte à la sécurité de l’État ». De nombreuses associations de défense des droits de l’Homme ont dénoncé la répression du mouvement. Ces condamnations ne risquent-elles pas d’aggraver les tensions ? Que disent-elles des libertés individuelles et des droits de l’homme au Maroc ?

Depuis le début du mouvement Hirak Errif (mouvement du Rif), environ 400 personnes auraient été arrêtées. Les meneurs de ce mouvement de protestations, comme Nasser Zefzafi, écopent jusqu’à 20 ans de prison. Ces lourdes peines sont destinées bien sûr à briser le mouvement en le privant de ses leaders, et à servir d’exemple pour faire taire les autres militants. Les chefs d’accusation résultent d’une approche purement sécuritaire qui voilent les problèmes sociaux, économiques et politiques qui sont à l’origine de la gronde sociale. Rappelons que ce mouvement est né des manifestations déclenchées suite à la mort d’un vendeur de poissons, broyé dans une benne à ordure en octobre 2016, à Al-Hoceima (ville du Rif). Mais au-delà de cette tragédie, ce mouvement traduit un malaise social et un sentiment d’injustice très profonds. Plusieurs associations locales et internationales comme Human Rights Watch et Amnesty International condamnent ce verdict et dénoncent les arrestations abusives, et globalement la politique répressive des autorités marocaines contre le mouvement Hirak et d’autres mouvements. La répression n’exclut pas des journalistes comme Hamid Mahdaoui qui – pour avoir couvert les événements – est condamné à trois ans de prison ferme pour « non-dénonciation d’une tentative de nuire à la sécurité de l’État ».

Cet épisode souligne un net recul des droits de l’homme et des libertés au Maroc et risque de ternir l’image du pays aux yeux des instances internationales et particulièrement des partenaires européens sensibles à ces questions. De plus, contrairement aux attentes des autorités, ces condamnations disproportionnées risquent d’attiser les tensions et de susciter plus de solidarité en déplaçant la mobilisation vers d’autres villes et d’autres régions. Il faut ajouter que la mobilisation prend une forme horizontale qui la rend difficilement contrôlable par l’État.

La politique répressive du Makhzen traduit l’inquiétude des autorités face à ce genre de mouvement qui fait preuve de maturité politique et recourt à de nouvelles formes de mobilisations, facilitées par les nouvelles technologies et les réseaux sociaux, très efficaces. On peut donner pour exemple la campagne de boycott de produits de grandes marques appartenant à des dirigeants ou à leur entourage. Elle résulte aussi du spectre de la révolte de 2011, dite « Printemps arabe », qui hante encore les dirigeants marocains, comme ceux de tous les pays de la région (Maghreb et Proche-Orient).

Quelle est la situation politique et sociale du Maroc ?

Le Maroc vit une situation politique et sociale des plus instables. Malgré les réformes structurelles, politiques et économiques, visant à moderniser le pays et à booster la croissance économique, le Maroc peine à atteindre un niveau de développement capable d’améliorer les conditions socio-économiques des Marocains et d’absorber le nombre croissant de candidats sur le marché du travail. La croissance économique est à 4,1% basée sur la production agricole, caractérisée par un faible potentiel de création d’emploi. Par conséquent, le taux de chômage atteint les 10% et il est surtout très élevé chez les jeunes et les femmes – un chômage qui affecte même les tranches ayant des diplômes universitaires. La redistribution clientéliste des richesses et des marchés accentue les inégalités sociales et encourage des disparités régionales en termes de développement et de services publics – acheminement en eau, éducation, transports, hôpitaux, etc. – ce qui renforce le sentiment d’injustice qui caractérise les mobilisations sociales actuelles.

Outre le malaise social et économique, une proportion importante de jeunes issus de classes moyennes se sent écartée des décisions politiques par des partis et des dirigeants qui ne répondent pas souvent à leurs aspirations, et ce malgré la libéralisation politique entreprise par le Roi Mohamed VI, confirmée par la nouvelle Constitution adoptée en 2011 suite aux mouvements de protestations. Ces derniers déstabilisent tant l’État que les partis politiques, et accentuent les clivages internes sur le soutien de la mobilisation citoyenne ou la politique répressive des autorités. Le Roi a limogé trois ministres au mois d’octobre dernier pour apaiser les tensions, mais la pérennité de la gronde sociale risque de fragiliser le Royaume et son gouvernement.

Arrêt de ses relations diplomatiques avec l’Iran, tensions persistantes avec l’Algérie, alliance économique avec le Nigeria… Qu’est-ce qui guide la diplomatie menée ces derniers mois par le Maroc et avec quels résultats ?

Le pays évolue dans un environnement régional très instable – guerre civile en Libye, montée de la menace terroriste au Sahel, etc. – qui représente un défi sécuritaire majeur. Cela s’ajoute au conflit sur le Sahara occidental qui l’oppose au mouvement indépendantiste du Front Polisario, et ses soutiens régionaux, notamment l’Algérie et le Nigeria, ainsi qu’aux tensions régionales qui opposent l’Arabie Saoudite et l’Iran.

C’est dans ce contexte que Rabat rompt ses relations diplomatiques avec Téhéran, l’accusant d’avoir facilité la livraison d’armes au Front Polisario par le Hezbollah via son ambassade à Alger. La décision de Rabat peut s’expliquer par deux raisons : d’une part, par la pression saoudienne qui vise à isoler Téhéran par sa logique de bouclier sunnite contre le régime iranien, et gagner, en contrepartie, le soutien de Riyad et ses alliés dans sa lutte diplomatique dans le dossier du Sahara occidental. D’autre part, elle peut aussi résulter de la volonté de Rabat de discréditer le Front Polisario en affirmant la connivence de ce dernier avec le Hezbollah, parti classé comme organisation terroriste par les États-Unis et certains États européens et arabes. De telles accusations visent à affaiblir diplomatiquement les rebelles sahraouis et leurs soutiens, au moment où l’ONU presse les deux parties à revenir sur la table des négociations.

Comme le projet de l’Union du Maghreb arabe (UMA) n’offre aucune perspective de coopération, le Maroc et l’Algérie se lancent dans des partenariats bilatéraux avec les pays de l’Afrique subsaharienne et de l’Ouest. Le développement de la coopération économique avec l’Afrique de l’Ouest est donc une façon pour Rabat de compenser le faible échange commercial entre les pays de l’UMA. Cela s’inscrit dans la diplomatie économique offensive que mène Rabat depuis quelques années, facilitée aujourd’hui par sa réintégration à l’Union africaine (UA) en 2017. L’exportation du Maroc vers ces pays est en augmentation depuis 2008. Renforcer la coopération avec un pays comme le Nigeria est un enjeu de taille – pays le plus peuplé de la région, disposant de ressources naturelles et minières importantes et jouant un rôle important au sein de l’UA. Rabat renforce ainsi sa coopération économique avec le Nigeria qui se traduit notamment par un projet colossal qui consiste en l’extension du gazoduc ouest-africain (GAO) vers le Maroc, visant à assurer l’électrification et le développement économique de plusieurs pays de la région. Rabat vise ainsi à renforcer sa place sur le plan géostratégique et au sein de l’UA, et également ramener  le Nigeria – soutien important au Front Polisario – vers son camp sur la question du Sahara occidental.

Mais les ambitions marocaines risquent d’être déçues : la réalisation d’un tel projet, estimé à 20 milliards de dollars semble très compliqué pour le moment, conjuguant le problème financier à l’instabilité sécuritaire de la région. De plus, Rabat n’a aucune garantie de convaincre Abuja de renoncer au soutien de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), à moins que le Roi ne décide lui-même de faire des concessions sur ce dossier devenu un handicap majeur pour son ambition géostratégique et son intégration effective au sein de l’UA.

Enfin, les relations entre l’Algérie et le Maroc sont pour le moment au point mort, empoisonnées par le différend sur le Sahara occidental. Les frontières entre les deux pays sont fermées depuis 1994 et le projet de l’UMA reste inopérant principalement à cause de cette relation conflictuelle entre Rabat et Alger. La rivalité entre les deux États ne se limite pas au conflit sur le Sahara occidental, l’ambition de leadership régional imprégnant tout projet de partenariat par une logique concurrentielle. Ainsi les deux pays ont, depuis leur indépendance respective, pris des orientations économiques, idéologiques et géostratégiques opposées issues de la guerre froide. Reste à savoir si dans les prochaines années, les deux États feront preuve de plus de pragmatisme dans leur relation. Ces deux pays partagent plusieurs problèmes – crise migratoire, le terrorisme et l’instabilité sécuritaire qui menacent les frontières, crise économique, etc. – qui nécessiteraient une coopération étroite.
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