ANALYSES

Brésil : une Coupe du monde sur fond de crise politique

Tribune
21 juin 2018
par João de Oliveira, enseignant à l'Université Catholique de Lille, docteur en Cinéma et Audiovisuel de l’Université Sorbonne-Nouvelle


Qui a déjà eu l’opportunité d’être au Brésil pendant une Coupe du monde, peu importe où elle se passe et le degré de favoritisme de la « Seleção » (de toute façon, pour la majorité des Brésiliens leur équipe est toujours la favorite), sait que cette fête quadriennale des amateurs du ballon rond est un événement qui ne passe pas inaperçu et qui ne laisse personne indifférent. Les rues sont décorées avec les couleurs du pays, les effigies des joueurs sont dessinées sur les murs et sur les rues à côté des drapeaux des nations participantes, tandis que les bars, restaurants et magasins d’appareils électroménagers montrent continuellement quasiment tous les matchs. Cerise sur le gâteau, si le Brésil remporte le tournoi, c’est un véritable carnaval hors saison.

Cette année, néanmoins, les choses se passent différemment. La population ne semble pas très enthousiaste. Le climat de fête est atténué par le contexte économique, social et politique très compliqué. Le putsch qui a destitué la présidente Dilma Rousseff et les plans de rigueur visant à la réduction des droits des travailleurs qui ont été immédiatement adoptés n’ont pas apporté les changements économiques promis. Et, à vrai dire, ont-ils été adoptés pour apporter une amélioration globale ou seulement -plus probablement- pour rétablir les privilèges des élites économiques qui avaient été très légèrement chamboulés pendant la période où le Parti des travailleurs (PT) était au pouvoir ? Si l’on associe la réduction des droits sociaux des plus pauvres aux innombrables cadeaux fiscaux qui ont été faits aux plus riches, on a tendance à pencher pour la deuxième hypothèse. Une probabilité qui renforce l’idée d’un putsch non pas contre le Parti des travailleurs, mais contre le peuple qu’il essayait d’aider.

Sur le plan social, la misère, qui avait été quasiment éradiquée sous Lula et avait permis au Brésil de sortir de la carte de la faim dans le monde (depuis, le pays y figure à nouveau), la pauvreté et la violence sont de retour. L’actuel gouvernement a réussi, en seulement deux ans, à détruire la plupart des droits des travailleurs et des minorités sociales, en augmentant considérablement les diverses formes d’inégalité, qui avaient subi des réductions substantives ces dernières années.

Le contexte politique est encore plus délicat. Contrairement à ce qui est véhiculé par la majorité de la presse française, il n’y a aucune preuve concrète à l’encontre de l’ex-président Lula, toujours en tête dans les sondages d’opinion. Soupçonné d’avoir reçu des pots-de-vin des entreprises du BTP, ce dernier n’a pas été jugé, mais sommairement condamné. En anglais, on considère ce genre de condamnation aux indéniables allures de persécution politique comme étant du lawfare, une espèce de « guerre juridique » faisant en sorte que la loi soit utilisée comme une arme contre ses ennemis, rendant accessoire la nécessité de prouver les accusations.

Encore plus symptomatique de l’acharnement politique subi par l’ex-président, le magistrat en charge de confirmer ou nier la sentence prononcée par le juge Sérgio Moro, a pris seulement 36 jours pour rédiger son rapport sur un jugement de plus de 250 mille pages, ce qui l’aurait obligé à lire autour de sept mille pages par jour. C’est le même magistrat qui avait affirmé, immédiatement après sa publication, que la sentence prononcée par le juge Moro était « techniquement irrépréhensible ». Son collègue, le réviseur du jugement, a été encore plus empressé, puisqu’il n’a eu besoin que de six jours pour lire toutes ces pages et en corriger les possibles incohérences. Tout cela a été fait avec l’objectif d’accélérer la condamnation de l’ex-président de manière à l’empêcher, quelles qu’en soient les conséquences, de se présenter aux prochaines élections.

Tout cela semble avoir mis la passion footballistique des Brésiliens en veille et expliquerait ce manque surprenant d’intérêt et le fait que les rues ne soient pas aussi décorées que lors des éditions précédentes de la Coupe du monde. Comme il est arrivé pendant la période de la dictature militaire (1964-1985), la majorité des personnes de gauche, mais pas seulement, ne supporteront pas (en tout cas pas ouvertement) l’équipe brésilienne. Ils trouvent indécent et immoral de supporter l’équipe d’un pays qui est submergé par les scandales de corruption et qui traverse l’une des plus graves crises économique et politique de son histoire. De surcroît, ils savent qu’une victoire de la « Seleção » pourrait être récupérée politiquement et bénéficier à un gouvernement moribond qui est, de manière avérée, largement plus corrompu que le précédent et qui, malgré tout cela, arrivera à terminer son mandat grâce au soutien des élites économiques et des classes moyennes qui l’ont porté au pouvoir.

Phénomène encore plus sui generis, les supporters qui n’arrivent pas à endormir leur passion et ont décidé de porter tout de même un maillot, semblent préférer actuellement le bleu au traditionnel maillot jaune de l’équipe. Cela serait, très probablement, la conséquence de l’utilisation massive du jaune lors des manifestations qui ont contribué à la destitution de l’ex-présidente Dilma Rousseff. Enfin, les Brésiliens semblent prendre conscience tardivement que les cinq titres mondiaux de leur équipe n’ont rien apporté de très significatif à la société brésilienne. Le pays a un faible indice de développement humain, accuse depuis quelque mois un retour en force de la violence et dans lequel rien n’est fait pour améliorer le système éducatif (à l’exception, paradoxalement, de l’enseignement universitaire public qui y est très réputé), les systèmes de santé et de transport public qui demeurent depuis toujours de très mauvaise qualité. Cette année, comme l’affirmait autrefois Nelson Rodrigues, le génial dramaturge brésilien, la patrie ne semble pas avoir envie de chausser des crampons.

Toutefois, la question à se poser est si cet état d’esprit peut se traduire par une insatisfaction politique grandissante et généralisée, capable même d’influencer les prochaines élections, ou s’il n’est qu’un simple découragement momentané et éphémère. Est-ce que cette supposée prise de conscience perdurera si la Seleção remporte le titre ? L’avenir nous le dira.
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