ANALYSES

Pourquoi est-il toujours aussi compliqué de commercer avec l’Iran ?

Tribune
23 janvier 2018


Le 16 janvier 2016, il y a donc à présent 2 ans, l’Union européenne levait la plupart des sanctions à l’encontre de l’Iran. Seules des restrictions liées aux biens militaires, technologies nucléaires et balistiques, biens à double usage, logiciels, métaux bruts et semi-finis, étaient maintenues. Cela faisait suite à la conclusion de l’accord sur le nucléaire entre l’Iran et les 5 +1 (5 membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne), en juillet 2015.

De fait, depuis la levée effective des sanctions multilatérales et bilatérales début 2016, on constate une hausse des exportations de l’Union européenne en Iran. D’après l’Iran Trade Promotion Organization, les exportations de biens en Iran des 4 plus gros exportateurs européens, soit, par ordre décroissant, l’Allemagne, la France, l’Italie et les Pays-Bas, ont atteint 5,2 milliards de dollars sur les 9 premiers mois de l’année iranienne 2017/2018[1]. On peut donc estimer que les exportations de ces 4 pays devraient s’approcher de 7 milliards de dollars en 2017/2018, ce qui signifierait une croissance de 61 % par rapport aux exportations de ces mêmes pays en Iran en 2015, c’est-à-dire avant que les sanctions soient effectivement levées.

Cependant, il ne faut pas croire que l’Europe soit redevenue, comme dans les années 2000, le premier partenaire commercial de l’Iran. Sur les 9 premiers mois de 2017, les pays qui ont les plus grosses parts de marché en Iran[2] sont la Chine (25,2 %), la Turquie (6,9 %), et la Corée du Sud (6,8 %). Cette évolution est certes assez logique du fait à la fois du positionnement de l’Iran, mais aussi du développement des échanges commerciaux dans la région. La Chine y est de plus en plus présente et la Turquie est un partenaire régional de l’Iran de longue date. Pourtant, cela n’explique pas tout. On peut penser aussi que la frilosité des entreprises européennes résulte des incertitudes autour du régime des sanctions au regard des déclarations tonitruantes du Président américain, ou encore d’un risque pays qui reste élevé et un climat des affaires peu propice dans un contexte national et régional incertain. Les entreprises chinoises, turques ou sud-coréennes seraient-elles alors plus téméraires ou plus résilientes ?

L’explication est crédible, mais elle est insuffisante. Les difficultés spécifiques des entreprises européennes à accroître leurs parts de marché en Iran s’expliquent par au moins deux éléments proprement européens et qui traduisent une fois de plus un « certain manque d’Europe en la matière » qui dessert nos entreprises et nos intérêts économiques :

  • Tout d’abord, et cela est souvent souligné par les acteurs en présence, les grandes banques européennes sont encore traumatisées par le risque d’être sanctionnées par les États-Unis et elles refusent par conséquent de travailler avec l’Iran. Il faut, en effet, rappeler que pour l’instant, seules les sanctions américaines dépendantes d’Executive orders, donc du Président des États-Unis, ont été levées et que les sanctions du Congrès persistent. Parallèlement, après des années de sanctions qui ont entraîné une exclusion des banques et acteurs financiers iraniens des marchés internationaux, leurs pratiques ne sont pas conformes aux règlementations en vigueur sur ces marchés. Les banques européennes ont ainsi peur de se mettre en difficulté si elles traitent avec ces banquiers iraniens. Il faut en effet rappeler que les États-Unis poursuivent systématiquement depuis 2010/2012, les banques ayant des intérêts aux États-Unis et qui n’en respecteraient pas toutes les règles. Cette démarche est souvent liée à l’extraterritorialité de certaines lois américaines, mais, en réalité, elle dépasse largement ce concept et relève plus d’une définition extrêmement englobante de ce qu’est une « personne américaine ». Le bon côté de ces mesures est qu’elles visent à améliorer le respect des traités et règlementations internationales (il s’agit en effet de cela pour la plupart des mesures appliquées). Le mauvais côté vient de ce que l’on pourrait qualifier de perte de souveraineté nationale puisque dans ce contexte, nos banquiers préfèrent respecter les règles américaines quitte à pénaliser nos entreprises, et ce, au profit d’autres acteurs émergents déjà bien positionnés en Iran, c’est dommage. Pour l’instant, en effet, ce sont donc surtout des banques de taille moyenne, qui ne sont pas implantées aux États-Unis qui financent les échanges avec l’Iran. Cela limite les possibilités de financer des grosses opérations commerciales dans le pays. En outre, il faut noter que cette absence des grandes banques européennes limite également les possibilités d’investissements européens en Iran ;

  • Un deuxième facteur important relève de la complexité des mécanismes de levée des sanctions. On vient de le voir, aux États-Unis, seules les sanctions de l’exécutif ont été levées. En Europe, des limitations sur des produits et technologies spécifiques perdurent. C’est le cas pour ce qui concerne les biens double-usage, ces produits commerciaux qui de par leur nature pourraient être employés à des fins militaires ou pour fabriquer des armes. Cette complexité de la levée des sanctions constitue une réelle difficulté pour les entreprises. Il existe certes des listes de ce qui est possible ou pas à destination de ces mêmes entreprises, mais elles sont très évolutives dans un contexte de levée des sanctions et peuvent mettre les entreprises en porte-à-faux. Un produit peut par exemple être autorisé à un moment donné puis suspendu. Qui est responsable dans le cas où une entreprise l’aurait exporté en toute légalité à un moment donné ? Pour l’instant la réponse n’est pas claire et dans le doute, les entreprises préfèrent s’abstenir !


Dans ces deux cas donc, il manque une prise de position claire des pouvoirs publics européens ou nationaux.

L’Union européenne doit en effet se positionner face aux États-Unis en donnant d’une part des garanties à ce pays qu’elle respectera et que ses membres respecteront les règlementations et traités internationaux, mais exiger en retour d’être maître sur son territoire et de pouvoir faire respecter ses propres règles à ses propres acteurs économiques. Les États européens doivent aussi mettre ensemble en œuvre des mesures pour accompagner les entreprises en Iran (moyens de financement des projets, accords de coopération, fonds de garantie, prise de responsabilité). N’oublions pas que la réussite de la levée des sanctions et la reprise économique dans ce pays posent de multiples défis et enjeux pour les Européens. Les derniers évènements en Iran en ont été une illustration.

Enfin, l’Union européenne et les pays membres doivent aussi assumer leurs responsabilités en donnant des indications claires sur ce qui est possible et ce qui ne l’est pas en Iran, et en assumant ensuite ces positions. Un accord de l’État pour exporter doit valoir responsabilité des pouvoirs publics en cas d’erreur, pas de l’entreprise…

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[1] – L’année en Iran commence le 21 mars.

[2] – On n’intègre pas dans ce classement les Émirats arabes unis du fait du rôle de plate-forme de réexportation que joue ce pays.
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