ANALYSES

L’avenir des économies sous le signe de l’intelligence artificielle

Tribune
18 décembre 2017


Les progrès considérables de l’intelligence artificielle laissent présager un nouveau cycle de croissance économique, qui bénéficiera au premier chef aux pays industrialisés capables de maîtriser ces nouvelles technologies. Mais ce vecteur d’innovations ne manquera sûrement pas de bouleverser l’ensemble des économies nationales et d’affecter la grammaire des relations internationales.

Vers un chômage de masse ?

Les avancées technologiques dans le secteur de l’intelligence artificielle (IA) sont en passe de transformer radicalement les économies des principaux pays industrialisés. D’aucuns évoquent d’ailleurs le début d’une nouvelle révolution industrielle. Si l’on suit l’ancien secrétaire du Trésor américain, Larry Summers, le développement de l’intelligence artificielle bouleversera le marché du travail, si bien qu’un tiers des Américains, âgés de 25 à 54 ans, pourraient se retrouver sans emploi, à l’horizon 2050. Le taux de chômage attendu serait supérieur à celui qu’ont connu les États-Unis et l’Allemagne au plus fort de la Grande dépression des années 1930.

L’automatisation et la robotisation devraient infuser de nombreux secteurs des économies industrielles, ce qui affectera non seulement les emplois peu ou pas qualifiés, mais encore des emplois à plus haut niveau de qualification. Ce sont les conclusions de l’étude menée par C. B. Frey et M. A. Osborne, de l’Université d’Oxford, parue en 2013 : selon les chercheurs, 47 % des emplois américains seront remplacés par des machines dans les vingt prochaines années. Les progrès techniques introduits par l’IA préluderont sans doute à un nouveau processus de « destruction créatrice »,  pour reprendre le concept de Joseph Schumpeter, mais les nouveaux emplois créés risquent de ne pas compenser suffisamment  les emplois détruits.

Risque de troubles sociaux

À l’évidence, au-delà de l’économique, cette situation nourrira des débats sociaux et politiques dont on ne peut prédire l’issue. La raréfaction de l’offre d’emplois modifiera le rapport de forces entre capital et travail à l’avantage du premier, avec des répercussions sur le niveau général des salaires, des inégalités, sans parler des destructions d’emplois dans les pays en voie de développement et, par suite, des probables mutations de la division internationale du processus productif. De toute évidence, les conséquences du développement accru de l’IA ne toucheront pas uniquement les économies des pays industrialisés.

Un autre scénario doit être pris en compte : la nouvelle vague d’automatisation pourrait placer de nombreux travailleurs à travers le monde dans la situation où se trouvaient les chevaux, le siècle dernier. La révolution des transports et la mécanisation de l’agriculture les ont rendus moins rentables, moins compétitifs que les machines et, bien sûr, ils n’étaient pas en situation d’acquérir des compétences nouvelles et économiquement utiles. De leur côté, les paysans ont su se reconvertir professionnellement quand le besoin de main-d’œuvre agricole a décliné, mais pas les chevaux. En 1900, les États-Unis comptaient 21 millions d’équidés, principalement employés dans l’agriculture. Vers 1960, ils étaient moins de trois millions. Si l’IA continue de réduire la demande de travailleurs non qualifiés, et si une part importante de cette main-d’œuvre non qualifiée ne parvient pas à se reconvertir, les impacts économiques et sociaux seront dramatiques.

L’IA : berceau d’un nouveau désordre mondial ?

Le recours massif à l’IA dans l’économie peut également devenir un facteur prééminent de déstabilisation des États et des relations internationales.

D’abord, avec l’automatisation de la production de biens et de services, risquent d’éclater de violents conflits sociaux. En effet, on peut présumer que le « capital d’automatisation », ce nouveau capital technologique, à la fois dans le secteur industriel et tertiaire, sera accaparé par une élite numériquement restreinte, tandis que la main-d’œuvre n’aura qu’un faible pouvoir de négociation. Dans l’hypothèse d’une automatisation généralisée du secteur manufacturier, les propriétaires du capital n’auront, de fait, plus besoin que d’un faible nombre de travailleurs, qu’il sera aisé et peu coûteux de satisfaire : le rapport de forces ne sera certainement pas en faveur de la grande masse des demandeurs d’emploi, bien moins compétitifs sur le plan qualitatif et financier que des machines.  Il y a fort à parier que des mouvements sociaux ne tarderont pas à apparaître.

Dans un tel scénario, la corruption et l’inclination oligarchique des régimes concernés tendront à croître, puisque le pouvoir et les ressources économiques seront concentrés entre les mains d’un club de ploutocrates. Les démocraties les plus avancées du point de vue économique et technologique seront les premières touchées. Cela risquera de déstabiliser, par contrecoup, tout le système d’alliances démocratiques bâti autour des États-Unis, ainsi que la sécurité même des États concernés.

L’innovation au service du leadership

Par ailleurs, comme vecteur d’innovations, l’IA est susceptible d’octroyer à un pays un avantage économique et militaire stratégique, et peut-être permanent, s’il réussit à prendre suffisamment d’avance sur ses concurrents dans l’exploitation des applications diverses de l’IA. Étant entendu que l’IA et ses applications ont la capacité de s’améliorer indéfiniment et d’automatiser le facteur travail, on peut imaginer un scénario suivant lequel un pays déjà leader dans le développement de certaines propriétés de l’IA aurait nécessairement une longueur d’avance sur la prochaine génération d’innovations à découvrir, et ainsi de suite.

On peut même conjecturer qu’un petit pays technologiquement avancé, comme Singapour, serait en mesure de développer un avantage technologique exponentiel avec, à la clef, une croissance économique exceptionnelle, bien plus forte que ce qu’un pays de seulement cinq millions d’habitants peut d’ordinaire espérer. L’histoire nous a offert un cas de figure analogue avec la Grande-Bretagne qui, au tournant du XXe siècle, n’avait que 40 millions d’habitants et, pourtant, étendait son influence sur près de 25 % des terres émergées et des populations de la planète. Le premier à saisir les opportunités offertes par une révolution scientifique et technologique jouit d’un avantage certain sur ses concurrents.

L’IA, une arme économique ?

Enfin, il est probable qu’à l’avenir, l’IA soit utilisée comme une arme économique. Déjà, en 2015, le piratage du compte Twitter de l’Associated Press a eu des répercussions importantes, fussent-elles brèves, sur le marché boursier américain. Une version plus extrême de ce type d’instrument pourrait être utilisée comme une arme économique généralisée, destinée à briser le cours d’une action ou d’autres opérations financières, ou encore à dérégler les principaux moyens de production numériquement connectés dans une économie  ciblée.

Certes, d’une certaine manière, ces menaces existent déjà sous la forme de cyberattaques. Mais l’IA pourrait offrir la possibilité à de petits groupes d’acteurs non étatiques de lancer ce genre d’offensive, voire des agressions plus dangereuses encore. En 2001, une compagnie d’énergie, Enron, a délibérément fermé une centrale électrique en Californie sous de faux prétextes, afin d’augmenter le prix de l’énergie et générer des milliards de dollars de profits. Le terrorisme économique, ou un pays ennemi utilisant des cyberarmes améliorées par l’IA, pourrait reproduire ce type d’attaque pour acquérir un avantage militaire stratégique, ou simplement pour réaliser des profits grâce à des investissements calibrés à l’avance.

Au total, ces quelques éléments prospectifs nous invitent à anticiper l’incidence possible de l’intelligence artificielle, non seulement sur les économies nationales, mais encore sur l’ordre géopolitique mondial. Ses effets insaisissables méritent toute notre attention.
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