ANALYSES

Normalisation de la Zone Euro : de la Réalité au Mythe

Tribune
13 octobre 2015
La dépréciation de l’euro et l’effondrement des prix des matières premières ont desserré l’étau qui pèse sur la zone euro. Dans ce contexte où le monde politique européen reprend quelque peu confiance en soi, de nombreux responsables, en premier lieu en France, ont exprimé leur désir de renforcer l’architecture de la zone euro au moyen de réformes fondamentales. En particulier, l’idée d’une union de transferts, en échange d’abandons de souveraineté, a de nouveau le vent en poupe au sein de la haute administration. Selon cette vision, de larges transferts permettraient aux pays membres de faire face aux effets de toute crise présente ou future et ainsi de préserver l’intégrité de la zone euro. Néanmoins, ce raisonnement politique fait la plupart du temps l’impasse sur l’ampleur des transferts induits par cet objectif alors que, dans le même temps, cette question s’avère particulièrement polémique, ne serait-ce que parce que la population allemande est largement opposée à ce type de politiques. Les défenseurs de telles réformes minimisent systématiquement l’impact de développements économiques majeurs, dont récemment la crise des réfugiés et le scandale Volkswagen, qui pourraient limiter la volonté de l’Allemagne de contribuer au rééquilibrage de la zone euro en mettant en œuvre des augmentations salariales continues.

La croyance en la faisabilité d’une telle union de transferts repose sur l’idée qu’un certain niveau de convergence s’est fait jour entre les économies de la zone euro, renversant ainsi la logique de divergence qui avait caractérisé la phase de développement de la crise. Ainsi, les politiques de transfert sont considérées comme un mécanisme d’assurance au cas où un pays serait à nouveau frappé par une crise souveraine, et non pas comme un flux illimité de fonds de l’Allemagne vers les pays appauvris du Sud de la zone euro. Cette hypothèse repose sur le constat selon lequel les pays périphériques ont connu un fort déclin de leurs coûts salariaux depuis l’irruption de la crise, conduisant à un regain de compétitivité et à la résorption de leurs déficits commerciaux alors que, dans le même temps, l’Allemagne a vu ses coûts salariaux croître rapidement. Il y a évidemment une part de vérité dans cette analyse, puisque, en particulier, les coûts salariaux allemands, ont crû de façon significative depuis 2007. Cette hausse s’est manifesté après une stagnation entre 1999 et 2007 [1], en termes réels (une configuration anormale puisque l’inflation entre en ligne de compte) et donc une baisse importante en termes réels, dans le contexte de la stratégie politico-économique connue sous le nom « d’Agenda 2010 », centrée sur l’abaissement des coûts salariaux.

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Cette dynamique va-t-elle se poursuivre ou s’inverser ? Le contexte de hausse des coûts salariaux et de détérioration de la compétitivité allemande s’est accompagné récemment d’une stagnation de l’investissement productif et d’un déclin de la production industrielle. Cette réalité contraste avec l’économie vrombissante généralement décrite dans les médias. La situation du marché de l’emploi, qui ressemble de plus en plus à une situation de plein emploi, et l’excédent commercial, qui atteint 7% du PIB, donnent une impression erronée d’invulnérabilité. La baisse des coûts salariaux, et les importations industrielles d’Europe centrale, ont été au centre de la stratégie compétitive allemande, destinée à relancer les exportations et le chômage bas est la conséquence de ce modèle économique à bas-coûts. Le renversement de cette tendance sur les coûts salariaux met le modèle en danger, en particulier dans un environnement économique où la demande mondiale est déprimée et où la crise chinoise détériore d’autant plus les perspectives allemandes. Le scandale Volkswagen ajoute à ces inquiétudes et pourrait considérablement changer l’équation économique du pays, puisqu’il apparaît que le secteur moteur de l’industrie allemande a suivi, en profondeur, une stratégie qui s’avère plus que périlleuse, d’un point de vue aussi bien technologique que financier.

Alors que le gouvernement a récemment introduit un salaire horaire minimum de 8,5 euros, ces vents contraires peuvent affaiblir l’acceptation par l’Allemagne de hausses de salaires qui mettent en danger son modèle. La dépréciation de l’euro ne suffit pas à compenser la détérioration de la compétitivité allemande. De nombreux économistes et responsables politiques, de par le monde, ont, à juste titre, appelé l’Allemagne à mettre en œuvre des mesures qui permettraient de réduire son excédent commercial massif. Bien que ces exhortations soient légitimes, celles qui sont centrées sur la question salariale ne prennent généralement pas en compte l’impact que de telles mesures auraient sur les performances économiques allemandes, dans le contexte d’une demande mondiale morose et du fait des faiblesses propres au modèle allemand. En dépit de ses performances commerciales, le taux de croissance modeste de l’économie allemande, au cours des dernières années, a illustré la vulnérabilité d’un modèle qui a tellement reposé sur de faibles coûts salariaux pour relancer ses exportations et qui dépend désormais de plus en plus de la consommation intérieure. Par conséquent, l’Allemagne se trouve actuellement dans une situation compliquée, bien que largement meilleure que celle de ses partenaires au sein de la zone euro. En plus des inquiétudes du patronat quant à la croissance des coûts salariaux, le gouvernement reste réticent, du fait de sa doctrine fiscale, à toute stratégie de rééquilibrage qui reposerait sur les investissements publics, alors que cela permettrait à la fois de réduire le déséquilibre commercial et d’améliorer le potentiel de croissance après des années d’économies et d’allocation problématique des ressources [2].

Malgré les défis de court-terme qu’elle soulève, la crise des réfugiés apporte une solution de long-terme au grave manque de main d’œuvre dont souffre l’économie allemande. En parallèle, cette offre de main d’œuvre supplémentaire incite le pays à avoir de nouveau recours à une stratégie de dévaluation des salaires. Cette tentation a récemment fait l’objet d’une illustration concrète lorsque l’Institut IFO a recommandé au gouvernement de rabaisser ou simplement supprimer le salaire minimum de façon à faciliter l’intégration des migrants sur le marché du travail malgré leur productivité supposée plus faible. Dans ce contexte, l’Allemagne apparait susceptible d’inverser la tendance de hausse des coûts salariaux, dans l’espoir de sauver son modèle économique devenu vulnérable. Si la modeste dynamique de convergence qui s’est manifestée depuis le début de la crise se renversait, non seulement cela déstabiliserait l’économie de la zone euro dans son ensemble, mais cela rendrait, de plus, le coût d’une union de transfert encore plus astronomique.

A première vue, les élections législatives en Grèce et au Portugal semblent indiquer une relative normalisation de la situation politique au sein de la zone euro. En l’espace d’un mois, l’ex-leader d’extrême gauche Alexis Tsipras a été réélu, en dépit de sa volte-face sur l’austérité, tandis que le premier ministre portugais pro-austérité Pedro Passos Coelho, a gardé une certaine avance sur le Parti socialiste, centriste, pro-euro mais légèrement moins pro-austérité. Malgré un résultat quelque peu mitigé dans le second cas, le « meilleur élève » et le « cancre » de la zone euro ont tout deux réaffirmé un certain niveau d’engagement politique en faveur de la logique de l’euro. De ce point de vue, l’establishment politique de la zone euro s’est montré particulièrement apte à maintenir une certaine cohésion politique, par tous les moyens et malgré ses piteux résultats économiques. De façon peu surprenante, ces relatifs succès en termes de manœuvres politiciennes, ont conduit à une nouvelle phase de déni en ce qui concerne les questions économiques. Plutôt que de se concentrer sur des réformes irréalistes de l’architecture institutionnelle de la zone euro, les responsables politiques devraient davantage traiter les déséquilibres majeurs qui résultent de la monnaie unique, de l’incompatibilité des politiques du travail entre l’Allemagne et ses partenaires, et du culte des bulles immobilières. Le statu quo actuel sur les questions économiques de fond porte le risque d’assombrir davantage les perspectives pour la plupart des pays, malgré la relative amélioration dont ont joui des pays comme l’Irlande, le Portugal et l’Espagne, au cours des deux dernières années.

Les transferts ne peuvent pas compenser les déséquilibres massifs qui menacent encore de se développer entre les pays de la zone euro et d’aggraver leurs difficultés. Il est particulièrement préoccupant, que la plupart des enthousiastes de la monnaie unique s’intéressent à peine aux questions économiques réelles. La plupart préfèrent malheureusement se consacrer au perfectionnement de leur posture pseudo-libérale et à des constructions administratives fantomatiques telles que la prétendue union bancaire (dotée de seulement 55 milliards d’euros). Une union de transferts centrés sur l’aide aux pays périphériques, même s’il s’agissait d’une perspective réaliste, n’assurerait pas la viabilité de leurs modèles économiques ni un quelconque rééquilibrage de l’activité économique au sein de la zone euro. Elle permettrait encore moins de renverser la dynamique économique désastreuse qui affecte de grandes économies comme la France et l’Italie. Derrière les statistiques économiques les plus abstraites, ces pays se transforment de plus en plus en pays d’émigrations pour leurs jeunes citoyens, en raison du manque d’activité et d’opportunités économiques. Les réformes institutionnelles à la mode, que défendent les milieux administratifs, sont déconnectées de la réalité et ne permettraient en rien de raviver ces économies. Le fait que les jeunes générations portent l’essentiel du fardeau des difficultés économiques permet malheureusement aux politiciens les plus insouciants de se laisser aller à une forme de romantisme technocratique.

[1] Les coûts salariaux unitaires représentent le rapport entre la masse salariale totale et le PIB réel. Ils peuvent aussi être définis comme le rapport entre le salaire moyen et la productivité moyenne.
[2] Cette stratégie a été mise en avant pas certains économistes allemands comme Marcel Fratzscher, Président du DIW.
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