ANALYSES

Divergences franco-allemandes sur la gestion du Brexit : une question aussi politique qu’économique

Interview
12 avril 2019
Le point de vue de Rémi Bourgeot


Mercredi 10 avril s’est tenu un Conseil européen exceptionnel pour accorder un délai supplémentaire au Brexit. M. Macron et Mme Merkel ont affiché des positions différentes, l’un favorable à une extension courte au 30 juin, l’autre favorable à une extension longue de près d’un an. Pourquoi un tel désaccord ?

Face au chaos politique qui domine à Westminster, il a souvent été annoncé que la partie britannique n’était pas parvenue à diviser le camp européen dans les négociations sur les conditions de sa sortie de l’Union depuis 2016. Bien que les 27 aient effectivement adopté une position générale commune sur l’accord de sortie, comprenant le « backstop » irlandais, on voit en fait depuis le vote même du Brexit des sensibilités différentes s’exprimer en Europe. La lecture du Brexit a certes eu tendance à être fortement critique chez la plupart des dirigeants européens, mais là où Paris s’est concentré sur l’idée consistant à décourager les velléités de sortie potentielle d’autres peuples, la structure politique berlinoise et le poids des intérêts économiques en particulier ont conduit le gouvernement allemand à redouter davantage les conséquences commerciales et financières d’une rupture avec Londres.

L’enjeu dépasse cependant la seule question de la hiérarchie entre économie et politique. Malgré le soutien de Berlin à l’accord de sortie que le Parlement britannique rejette, on voit généralement en Allemagne un malaise certain à toute évocation d’une rupture nette avec le Royaume-Uni et notamment d’une sortie précipitée sans accord. Ce malaise dépasse la simple équation économique. La volonté d’accorder un délai substantiel pour tenter de trouver les moyens politiques d’un Brexit ordonné en découle naturellement. Le rapprochement avec le Royaume-Uni constitue un aspect important de la construction de l’identité politique de la République fédérale, moins visible certes que la réconciliation franco-allemande, portée par une succession de symboles forts jusque dans les années 1970. L’idée qui consisterait à valider une certaine rupture avec Londres à des fins de cohésion politique, pour préserver l’intégrité de l’UE, ne trouve que peu d’écho en Allemagne, malgré la condamnation assez générale du vote du Brexit. La préservation des liens avec la Grande-Bretagne et le modèle de démocratie libérale qu’elle incarne historiquement renvoie en réalité à d’importants enjeux d’identité politique pour l’élite allemande, confrontée à sa propre crise politique et à la dynamique d’affaiblissement de la construction européenne. Par ailleurs, il convient de se souvenir qu’Angela Merkel a vécu de l’intérieur l’effondrement du système politique dans lequel elle a effectué le premier chapitre de sa carrière politique. Son approche du risque de choc politique est aussi conditionnée par cette expérience. En résumé, bien que les dirigeants français et allemands soient soucieux d’éviter une spirale de désintégration de l’Union, leur vision respective du problème n’est pas guidée par la même sensibilité ni par le même horizon historique.

Y a-t-il une vraie fissure dans le couple franco-allemand ? L’union des 27 face au dossier du Brexit est-elle entamée ?

On constate une inversion relative des rôles entre la France et l’Allemagne si l’on compare les positions sur le Brexit à celles qui s’exprimaient sur le Grexit, le scénario d’exclusion de la Grèce de la zone euro par la Troïka, jusqu’en juillet 2015. Alors que le gouvernement français avait alors tendance à appeler Berlin à la modération pour éviter une rupture systémique, c’est aujourd’hui l’inverse qui se produit sur la question de la gestion européenne du Brexit. À la suite du vote britannique, Yanis Varoufakis s’exprimait dans les médias britanniques pour annoncer la volonté allemande de traiter le Royaume-Uni comme la Grèce, oubliant de prendre en compte le caractère inégalitaire, voire hiérarchique, des rapports de force dans la famille européenne.

De plus, si le fédéralisme européen de Wolfgang Schäuble, tout-puissant ministre des Finances pendant la crise de l’euro, se traduisait effectivement par une volonté de contrôle minutieux de ses partenaires les plus affaiblis, ce type de fédéralisme européen, surtout lié à une génération de responsables politiques ayant grandi en Allemagne de l’Ouest dans l’après-guerre, est aujourd’hui en recul dans le pays, au point de ne plus être représentatif. La réorientation identitaire qui travaille la CDU-CSU sur fond de progression fulgurante de l’extrême droite se traduit également par une réorientation sur les questions plus domestiques qu’européennes. Tout en étant focalisée sur une vision particulière des intérêts du pays, elle s’accompagne à la fois d’un désintérêt relatif pour l’idée d’un contrôle étroit sur ses partenaires et du rejet accru du concept de solidarité financière.

Par-delà la question de la gestion du Brexit, la relation franco-allemande est aujourd’hui dans une situation délicate. Les projets de réforme européenne d’Emmanuel Macron, centrés sur l’architecture de la zone euro, ont été pour l’essentiel écartés par Berlin, car ils se heurtaient aux tabous indépassables de la culture politique allemande en ce qui concerne la solidarité financière avec ses partenaires, en particulier du sud de la zone euro. L’idée d’une armée européenne, relancée à la suite de ce désaccord, reste évanescente et sa mise en avant ne permet pas de pallier le manque de convergence sur des décisions politico-économiques majeures.

La gestion du Brexit intervient dans ce climat complexe. Les réactions vives en Allemagne ces derniers jours face à la position affirmée par Emmanuel Macron au sommet européen sur le délai du Brexit indiquent une étape supplémentaire dans le développement d’une certaine défiance dans les relations bilatérales. Surtout, ce climat semble davantage infirmer l’hypothèse selon laquelle un Brexit sans accord pourrait permettre de ressouder l’UE et de réactiver la notion de couple franco-allemand (qui reste malheureusement intraduisible dans la langue de Goethe). Étant donnés les enjeux qui se manifestent en termes d’intérêts économiques et d’identité politique en Allemagne, l’hypothèse inverse semble plutôt se confirmer.

En accordant une extension jusqu’au 31 octobre, l’Union européenne envisage de facto les élections européennes au Royaume-Uni. Quelles seraient les conséquences pour la recomposition du Parlement européen ? Que vont devenir les eurodéputés britanniques une fois le délai dépassé ?

Le Royaume-Uni participerait à reculons à l’élection européenne de mai, si la sortie n’est pas réglée d’ici là. Les eurodéputés britanniques représentent environ un dixième du parlement ; ce qui est substantiel, mais n’altère pas nécessairement le rapport de force dans son ensemble, d’autant plus que le rôle du Parlement européen reste en retrait dans le contexte de l’intense jeu interétatique qui a actuellement lieu. Cependant, on peut penser que ce scrutin, en tant que tel, jouera sur le rapport de force entre les partis britanniques et entre les diverses factions qui les composent. Le UKIP était sorti en tête des dernières élections européennes au Royaume-Uni et, bien que Nigel Farage ait quitté le parti, il n’est pas impossible qu’il parvienne à un nouveau tour de force avec sa nouvelle formation. Dans tous les cas, ces élections quelque peu improvisées serviront aux partisans et aux détracteurs du Brexit à se compter ou, dans tous les cas, à se mobiliser pour tenter de peser sur l’issue du processus de sortie. En toute logique, si le Royaume-Uni parvient finalement à mettre en place sa sortie de l’UE, que ce soit avec ou sans accord, les eurodéputés britanniques cesseront de siéger au Parlement européen. D’ici là il est prévu que la participation formelle du pays à la vie politique de l’UE reste entière, alors qu’un gouvernement éventuellement plus eurosceptique pourrait justement envisager de pratiquer une forme de blocage des travaux de l’UE pour peser sur les négociations du Brexit. L’enjeu pour l’équilibre européen consiste aujourd’hui plus que jamais à parvenir à un arrangement, non seulement pour préserver les liens avec le Royaume-Uni, mais aussi, en réalité, pour prévenir une détérioration des liens entre les États membres restants.
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