Entre bulle de l’IA et pénurie militaire : une crise systémique

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Alors que le monde prenait conscience du potentiel concret de l’intelligence artificielle avec ChatGPT, la faillite de la Silicon Valley Bank, début 2023, provoquait un début de crise financière. Les valeurs technologiques se voyaient fortement chahuter. On pointait alors du doigt les constructions financières hasardeuses centrées sur les fonds de capital-risque, notamment dans l’univers des cryptomonnaies, touché par une série de scandales.

Ces doutes allaient vite être balayés par une nouvelle phase d’euphorie financière, centrée cette fois sur l’IA, mais suivant des ressorts comparables. Nvidia émergeait alors comme la grande gagnante, avec ses cartes graphiques adaptées aux exigences du développement de réseaux de neurones géants. À l’occasion, La firme de Jensen Huang verrouillait le marché avec sa plateforme propriétaire, Cuda. La notion même de ratio de valorisation semblait alors ensevelie par des perspectives de bouleversement de l’activité humaine.

Il n’est pas choquant que la question des limites inhérentes aux modèles de langage ait été ignorée dans la première phase d’euphorie. Derrière les réactions à l’emporte-pièce des apôtres comme des détracteurs absolus de l’IA, les précautions mesurées venaient plutôt de commentateurs discrets, mêlant compréhension technique des réseaux de neurones et intuition philologique (sur la puissance et les limites de la logique syntaxique que captent les LLM).

OpenAI avait débuté en développant des modèles ouverts, à but non lucratif, et son statut est longtemps resté hybride. L’idée dominait selon laquelle les LLM atteindraient un point de rupture qualitative, grâce à une explosion de leur taille et donc des capacités de calcul. La notion confuse d’AGI (intelligence artificielle générale) a alors servi d’horizon aux financements les plus démesurés.

Dès 2024, les succès techniques d’entreprises comme Mistral en France et DeepSeek en Chine, avec des moyens incomparablement plus limités, ont pourtant commencé à semer le doute sur l’idée que le développement des LLM nécessitait les milliers de milliards de dollars dont parlait Sam Altman, chez OpenAI.

Les entreprises qui développent les modèles d’IA fondamentaux ne présentent pas de modèle économique véritable, au-delà de l’utilisation des fonds des investisseurs pour couvrir leurs dépenses, notamment pour l’achat de puces. Mais au-delà même de la question de la stabilité financière, il faut se poser celle de l’allocation de ressources à une technologique particulière. Le pionnier Yann Le Cun n’a eu de cesse d’insister sur les limites des LLM et appelé à un effort sur d’autres types de modèles, ignorés par la masse des investisseurs. À la place, la bulle a pris une nouvelle dimension, avec des financements massifs des entreprises de semi-conducteurs, comme Nvidia, à destination de leurs propres clients, comme OpenAI.

Cette dernière bulle interroge non seulement l’état de ce secteur mais plus généralement le mode de financement de l’économie. Il semble de plus en plus difficile aux pays développés de piloter une dynamique de développement, hors de vagues d’investissements et d’engouement institutionnel qui évoquent une forme de croyance magique ou, parfois même, d’hystérie collective.

Pendant ce temps, la guerre en Ukraine met en évidence les limites de l’industrie occidentale dans la production de matériels. Les capacités de production de munitions, de véhicules blindés ou de composants électroniques se sont avérées chroniquement inadaptées à une demande soutenue et prolongée. De nombreuses usines capables de fabriquer des composants critiques ont été fermées au cours des dernières décennies. Les chaînes d’approvisionnement sont limitées, souvent dépendantes de fournisseurs rares ou à l’étranger.

Cette situation révèle un problème systémique centré sur l’insuffisance productive, au-delà de l’industrie de défense. Elle résulte d’un manque de planification stratégique, notamment dans le financement, l’approvisionnement énergétique, et la mobilisation des compétences. La relance de la production exige de restaurer des chaînes industrielles complexes et des modèles de rentabilité dans la durée. Sans cela, même des investissements massifs resteront sans effet.

La puissance industrielle ne procède pas de bulles boursières gonflées par l’extase d’un nirvana numérique post-corporel. Elle nécessite une interaction délicate entre entreprises, institutions de recherche et agences publiques, fondée sur des stratégies longues et les compétences humaines. Derrière les ressources intellectuelles de pointe affectées aux LLM, la bulle renvoie à la faiblesse structurelle des stratégies de développement industriel, dans un contexte d’affaissement éducatif et de relégation des compétences scientifiques.

Pour autant, au vu de la déroute symbolisée par Boeing, le pari des États-Unis, centré sur le redéploiement de certaines productions et la maîtrise des coûts énergétiques, montre des débuts de succès, certes timides, jusque dans les semi-conducteurs, avec l’implantation de TSMC. Bien que les chocs financiers nuisent à la réindustrialisation de fond, le pays parvient, au final, à imposer sa domination dans le numérique.

En ce qui concerne l’Union européenne, son retrait des enjeux technologiques et le chaos énergétique, lié à la sortie allemande du nucléaire, la place dans une situation plus précaire. Avec son positionnement comme utilisatrice dévouée des technologies américaines, elle saborde son potentiel industriel. Lors de la bulle internet de la fin des années 1990, l’Europe s’est laissée distancer pendant la phase d’ascension, a tout de même subi les effets de l’éclatement, puis abandonné l’ambition d’un rattrapage. À ce titre, la détermination qu’affiche Ursula von der Leyen, consistant à assurer à l’UE le statut de vassal numérique et militaire des États-Unis pour les décennies à venir, pointe l’horizon d’une baisse du niveau de vie des Européens et d’une dislocation politique.