ANALYSES

Victoire du « oui » en Turquie : le début d’une « nouvelle ère » ?

Interview
19 avril 2017
Le point de vue de Didier Billion
Dimanche 16 mars, Recep Tayyip Erdoğan a finalement remporté le référendum lui permettant de renforcer ses pouvoirs avec 51,3% de « oui ». Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Doit-on interpréter ce résultat étriqué comme un signe de désaveu pour le président ? Comment expliquer que le « non » l’ait emporté dans les grandes villes du pays, notamment à Istanbul et Ankara qui votent traditionnellement pour l’AKP ?

Le résultat est effectivement étriqué compte-tenu du fait que durant les premières semaines de la campagne électorale, Erdoğan et ses partisans laissaient entendre un score nettement plus favorable. L’objectif n’est donc pas atteint et la victoire apparaît comme un peu juste pour ce projet de présidentialisation du régime. Cette volonté de présidentialiser la nature du régime n’est pourtant pas nouvelle : Erdoğan l’évoquait depuis déjà plusieurs années et la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 a accéléré le rythme pour aboutir à ce vote référendaire.
Depuis des semaines, la campagne était marquée par l’usage de l’ensemble des moyens étatiques, d’une grande partie des moyens médiatiques et par d’incessantes interventions d’Erdoğan lui-même. Or, malgré l’inégalité patente des temps de parole durant la campagne et des moyens utilisés par chacun des camps, le résultat est au final très serré. Cela signifie qu’en dépit du climat liberticide qui prévaut depuis juillet dernier, marqué par plus de 40 000 arrestations, 120 000 licenciés pour raisons politiques et plus de 150 journalistes en prison, une partie de la société turque résiste avec les moyens qu’elle a à disposition, à savoir par les urnes.

Le vote des grandes villes est effectivement intéressant – à l’exception d’Izmir qui a toujours voté majoritairement pour le parti kémaliste – car, depuis 2002, les mairies AKP y sont majoritaires. Or, ces trois villes principales, ainsi que 7-8 autres de taille moindre, ont voté majoritairement « non ». Cela peut s’expliquer par le fait que, comme dans d’autres pays, les villes sont des lieux où les débats sont les plus vifs. Au contraire, la partie centrale de la Turquie a voté majoritairement pour le « oui » car elle abrite une population plutôt conservatrice et légitimiste, votant donc traditionnellement en faveur du pouvoir et où les débats sont moins clivés. Cette différence illustre aussi le fait que la résistance d’une partie de la société civile s’exprime plus facilement dans les grands centres urbains.

L’opposition conteste la validité du scrutin et appelle à un nouveau décompte des bulletins. La légitimité démocratique du régime est-elle en jeu ?

Il semble malheureusement peu probable que la procédure de recours lancée par l’opposition aboutisse, ce qui illustre le problème d’indépendance des structures judiciaires et du Haut-conseil électoral.

Cependant, ce n’est pas tant la légitimité démocratique du régime de manière générale qui est en jeu mais plutôt la légitimité de ce scrutin en particulier. Certes, un régime présidentialiste est donc issu de ce scrutin contesté par l’opposition. Ceci étant posé, le président et le Parlement ont été élus démocratiquement. En 2014, Erdoğan avait même été élu à la présidence de la République dès le premier tour, ce qui indique qu’il possède une forte base sociale et électorale. Le Parlement a lui aussi été élu et comprend des partis d’opposition. De plus, sur les 18 articles soumis au référendum, 16 d’entre eux ne seront seulement appliqués qu’en 2019. D’ici là, de l’eau va couler sous les ponts du Bosphore et la situation politique peut se modifier. On ne peut donc pas considérer que ce scrutin référendaire remet le régime en cause en tant que tel.

Erdoğan a aussi évoqué la tenue d’un référendum pour le rétablissement de la peine de mort. Entame-t-il de cette manière un divorce définitif avec l’Union européenne ?

Ce référendum avait déjà été évoqué par Erdoğan après la tentative de coup d’État de juillet et a à nouveau émergé au cours des dernières semaines. Il ne s’agit pour l’heure que d’une menace. Mais dans l’hypothèse où un tel référendum serait organisé et si une majorité votait « oui », cela serait rédhibitoire pour la nature des relations avec l’Union européenne (UE). Les Européens ont d’ailleurs fait savoir qu’il s’agissait d’une ligne rouge à ne pas franchir, sous peine de rupture des négociations d’adhésion entre la Turquie et l’UE.
Cela étant, cette menace de rupture des négociations est quelque peu hypocrite. Certes, des discussions existent encore formellement mais, en réalité, il n’y a plus de négociations depuis plusieurs années. Ainsi, bien que cette menace des Européens ne doive pas être prise à la légère, elle ne s’appuie pas sur une réalité tangible.
Par ailleurs, si Ankara peut certes menacer de rompre avec l’UE, il faut savoir que ses échanges économiques avec elle représentent près de 40% des exportations et importations du pays. Le poids économique de l’UE est donc trop important pour que la Turquie puisse rompre du jour au lendemain ses relations avec elle et Erdoğan le sait parfaitement. Certes, le président turc est capable de mettre ses menaces à exécution mais les entrepreneurs turcs, par exemple, sont aussi en situation de lui demander de reconsidérer sa position avec plus de circonspection. On ne peut donc pas imaginer un divorce définitif avec l’UE et plutôt qu’une rupture, il est nécessaire d’entamer une refondation des relations turco-européennes.

Selon les dires de Erdoğan lui-même, ce référendum fait entrer le pays dans une « nouvelle ère ». À quoi ressemblera-t-elle concrètement ?

Le terme « d’ère » est quelque peu exagéré mais non dénué de fondement. Durant la campagne, le président n’a cessé de rappeler que dans un pays moderne – telle que la Turquie selon lui –, il faut que les centres de décision politique soient en situation de réagir vite et bien. Dans un monde où le temps s’accélère, il considère ainsi nécessaire qu’un homme puisse décider rapidement pour les intérêts de son pays, grâce à la nature présidentialiste du régime. A contrario, Erdoğan estimait qu’un régime parlementaire était trop lent à réagir. Grâce à ce référendum, il est désormais doté de capacités de décision rapide.

Par ailleurs, l’utilisation de cette formule illustre chez le président turc une certaine « obsession » politique d’apparaître comme un personnage historique, aussi important que le fondateur de la République de Turquie, Mustafa Kemal. Erdoğan veut marquer de son sceau son passage aux responsabilités politiques et il en prend le chemin car son parti est au pouvoir depuis 2002 et est lui-même président depuis 2014. Sa présidence a été caractérisée par une multiplication des réformes et une modernisation incontestable de la Turquie. Avec cette nouvelle Constitution, Erdoğan marque véritablement l’histoire de la République de Turquie. En effet, la présidentialisation est un fait inédit, de même que la suppression du poste de Premier ministre et que l’importance réduite du Parlement.
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