ANALYSES

La double urgence des Balkans

Tribune
27 octobre 2015
par Loïc Trégourès, doctorant à l'Université Lille 2, spécialiste des Balkans
Ce dimanche, une réunion de crise s’est tenue entre les autorités européennes et les leaders des pays balkaniques à propos de la crise des réfugiés.

Bien que des milliers de réfugiés venus du Moyen-Orient empruntent cette route depuis des mois et que l’effet domino anticipé ici se soit effectivement produit dans tous les Balkans compte tenu de l’attitude hongroise, l’Union européenne n’en finit plus de tergiverser pour sauver ce qui existe encore de sa cohérence. La récente visite de la chancelière Merkel en Turquie renvoie ainsi trois signaux graves. D’abord, ce n’est pas Jean-Claude Juncker ni Donald Tusk, mais Angela Merkel que l’on voit en position de majesté avec Recep Tayyip Erdogan, autrement dit, l’Europe aujourd’hui, semble ne plus se faire à Bruxelles mais à Berlin, un changement que les pays des Balkans ont d’ailleurs parfaitement intégré dans leur processus d’intégration.

Ensuite, les termes d’un accord potentiel avec Ankara, aussi bien financiers que sur le processus d’intégration, démontrent le vent de panique qui souffle en Europe où l’on semble prêt à payer à n’importe quel prix le fait d’empêcher les réfugiés de fouler le sol européen, au risque de renforcer Erdogan à la veille d’une élection cruciale pour toute la région.

Enfin, la séquence d’Ankara a révélé en creux à quel point les Balkans, a fortiori les pays n’étant pas membres de l’UE, font figure d’oubliés de la crise alors qu’ils en supportent l’essentiel de l’effort en dehors de l’Allemagne.

La réunion de ce dimanche est venue partiellement corriger cette impression, avec un accord sur 17 points, parmi lesquels la création de 100.000 places d’hébergement d’urgence supplémentaires dont la moitié en Grèce, et 50.000 autres le long de la route des Balkans. Pour autant, certains de ces points posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponse. Ainsi l’accord prévoit en son point 14 qu’un pays puisse refuser l’entrée à un individu qui ne souhaiterait pas y déposer une demande d’asile, un point inspiré du règlement de Dublin qui ouvre le risque d’un jeu de domino à l’envers puisque la Slovénie pourrait refouler en Croatie les réfugiés qui ne veulent pas déposer de demande d’asile, et ainsi de suite entre la Croatie, la Serbie, la Macédoine, jusqu’à la Grèce. Mais la Grèce, où les réfugiés ne veulent pas non plus déposer de demande d’asile, devrait alors reconduire les flux quotidiens de réfugiés vers la Turquie, une éventualité assez invraisemblable techniquement, politiquement et moralement.

On voit donc que cette crise pose de très graves questions sur la nature même de l’Union européenne, aussi bien juridiquement qu’éthiquement, sans que des réponses de grande ampleur ne soient encore perceptibles. Politiquement, c’est au contraire la ligne de Viktor Orban qui sort renforcée par cette cacophonie, avec l’écrasante victoire du PiS en Pologne et la montée de la xénophobie dans toute l’Europe.

Pourtant, les dirigeants balkaniques n’ont pas ménagé leurs efforts pour tirer le signal d’alarme. La veille de cette réunion, les leaders bulgare, roumain et serbe avaient annoncé qu’ils fermeraient leurs frontières si l’Allemagne en faisait de même. Pour sa part, le premier ministre croate Zoran Milanovic a qualifié la réunion de « sympathique discussion du dimanche » si l’on ne réglait pas le problème de la Grèce. Quant à son homologue slovène Miroslav Cerar, il a tout simplement menacé l’UE d’implosion si elle était incapable de résoudre cette crise, en faisant le parallèle avec l’implosion de la Yougoslavie.

Dans l’immédiat, les Balkans et les réfugiés qui y circulent sont soumis à deux dangers. Le premier est que l’Allemagne, l’Autriche et la Suède ferment leurs portes, auquel cas, tous ceux qui se trouvent en ce moment dans les Balkans se retrouveront coincés, chercheront de nouvelles routes plus coûteuses et dangereuses, ce qui constitue pour les pays des Balkans une charge impossible à supporter, politiquement, financièrement et socialement. Le second est que l’hiver très froid arrive vite dans les Balkans et, avec lui, des risques accrus de maladie, de décès et de difficultés supplémentaires dans l’épreuve déjà terrible qu’est le parcours de ces réfugiés.

Néanmoins, il existe une seconde urgence dans les Balkans que la crise des réfugiés tend à masquer, alors qu’elle est tout aussi fondamentale. Au Monténégro, le pouvoir en place depuis 1991, aux liens avérés avec le crime organisé, réprime violemment une manifestation qui appelle à plus de démocratie et de transparence.
En Macédoine, le commissaire Hahn vient de constater l’échec du plan négocié il y a quelques mois pour sortir le pays de la crise politique dans lequel il est plongé depuis l’affaire des écoutes, qui a révélé l’ampleur de la dérive autoritariste et clientéliste du Premier ministre Nikola Gruevski et de son système. La procureure spéciale nommée pour enquêter sur ses écoutes ne peut pas travailler, et rien n’est prêt pour les élections anticipées prévues en avril prochain, d’où un risque fort de reprise des tensions.

Au Kosovo, alors que les 28 ont donné leur accord pour la signature d’un Accord de Stabilisation et d’Association (ASA), le débat sur les accords conclus avec Belgrade à Bruxelles, notamment la création d’une Association des communes serbes, ne peut avoir lieu en raison des gaz lacrymogènes utilisés depuis quelques jours par le parti d’opposition Vetevendosje au parlement, tandis que ses sympathisants affrontent la police à l’extérieur. Le dialogue Belgrade-Pristina est pourtant la pierre angulaire de la politique européenne dans la région. Seulement, Belgrade et Pristina n’interprètent pas du tout de la même façon le document qu’ils ont signé, ce qui augure de sérieuses difficultés de mise en œuvre.

En Bosnie, l’homme fort des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, s’accroche à sa volonté d’organiser un référendum sur la limitation des pouvoirs du procureur de Bosnie, une manœuvre destinée non seulement à se protéger d’éventuelles poursuites dans divers scandales financiers mais qui vise également, avec le soutien de la Russie, à miner l’intégrité de la Bosnie et son chemin, certes long et tortueux, vers l’UE et l’OTAN. Ce faisant, la Bosnie reste un pays paralysé et ingouvernable.

Tour à tour, l’UE déplore, condamne, s’inquiète et demande que la lumière soit faite. Ces crises politiques et sociales, auxquelles on peut ajouter les manifestations populaires en Bosnie de février 2014, démontrent pourtant que quelque chose est en train de se produire dans les Balkans. Cette recomposition politique et sociale aux marges de l’UE met en jeu des pouvoirs aux pratiques de plus en plus autoritaires dont l’UE s’est fort bien accommodée ces dernières années au nom d’une sacro-sainte stabilité qui a sacrifié tant d’espoirs démocratiques. Des secteurs de la société civile rendus ainsi très fragiles par le départ des jeunes les mieux éduqués et le marasme économique permanent luttent toujours pour leurs droits malgré une presse aux ordres des différents pouvoirs, tandis qu’au-dessus d’eux un discret jeu d’influence s’opère entre grandes puissances dans une région où chaque désengagement européen est rempli par un investissement turc et surtout russe.
Ainsi, crise des réfugiés et crises politiques des Balkans se rejoignent : de la façon dont les 28 les traiteront découlera la nature de l’avenir du projet européen, à supposer qu’il existe.
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