ANALYSES

La Tunisie face au terrorisme : le prix d’une succession d’erreurs

Tribune
29 juin 2015
Par Sélim Ben Abdesselem, ancien député à l’Assemblée nationale constituante de la République tunisienne
Un an jour pour jour après la proclamation de l’État islamique (Daech) par son « Calife » autoproclamé, cette organisation terroriste djihadiste revendique avoir frappé successivement à quatre endroits différents de la planète, ce vendredi 26 juin 2015 : en France avec la première décapitation lourde de symbole survenue en Occident, en Tunisie où a eu lieu l’attentat le plus sanglant de l’histoire de ce pays dans la zone touristique de Sousse trois mois après l’attaque terroriste contre le site abritant le Parlement tunisien et le musée du Bardo, au Koweït avec un nouvel attentat perpétré contre une mosquée de la minorité chiite lors de la grande prière du vendredi et, enfin, en Somalie où les milices Shebab ont encore frappé.

Le paradoxe tunisien : adhésion à la démocratie et à la modernité et recrutements djihadistes

Concernant la Tunisie, la plus jeune des démocraties du monde à ce jour, devenue une des cibles privilégiées de Daech, un paradoxe ne manque pas d’interpeler, en ce que ce pays qui a incontestablement réussi sa transition démocratique apparaît, à la fois, comme le pays arabe et musulman au modèle de société le plus libéral, tout en étant celui qui enverrait le plus grand nombre de combattants djihadistes en Libye, Syrie et Irak. Dans ce contexte, l’écrasante majorité de la population, témoin de ce qui se passe aujourd’hui dans ces pays, ainsi que de ce qu’a vécu l’Algérie durant la tragique décennie 90, rejette clairement et massivement le terrorisme, y compris dans des milieux conservateurs proches du parti islamiste Ennahdha, même si la responsabilité de ce parti est souvent mise en cause par ses adversaires dans l’aboutissement de la situation actuelle.

D’ailleurs, aux élections de fin 2014, une partie de l’électorat a sans doute fait payer au parti islamiste, vainqueur des élections de 2011 qui lui ont ouvert la voie du pouvoir, ce qui était vu comme un laxisme coupable de sa part à l’égard de la mouvance djihadiste qui a débouché sur le terrorisme. Sanctionnés par les urnes sans s’effondrer, en passant de 37% en 2011 à 28% en 2014, les islamistes ont cédé le pouvoir au parti Nidaa Tounès, vainqueur des législatives avec 38% des voix. Un parti ne cachant plus ses liens avec les cadres de l’ancien régime, dont plusieurs ont été élus sous ses listes, alors que M. Béji Caïd Essebsi, chef de ce parti âgé de 88 ans et ancien proche du Président Bourguiba, le père de l’indépendance, était confortablement élu à la présidence de la République.

Or, tout porte à croire que la comparaison entre la situation d’avant et d’après 2011 avec la montée du terrorisme, ajoutée à la dégradation de l’économie, n’est pas étrangère à ce retournement de tendance, au point de voir une partie croissante de la population exprimer son souhait d’un retour de l’ancien régime, réputé être sans complaisance à l’égard du terrorisme. Toutefois, face à la tournure des événements, nombre de Tunisiens qui avaient soutenus les futurs vainqueurs des élections de 2014 dans l’espoir de les voir mener une politique plus ferme et plus efficace de lutte anti-terroriste, commencent à en voir les limites et les ratés, malgré les efforts indéniables de la police et de l’armée sur le terrain, à travers les affrontements armés réguliers, le démantèlement de cellules terroristes, les saisies d’armes, les attentats déjoués ou la surveillance des individus à risque comme ceux revenant de Syrie, d’Irak ou de Libye ou ayant été empêchés d’y aller.

Première erreur postrévolutionnaire : la portée absolue de l’amnistie générale

La Tunisie paie aujourd’hui le prix d’une succession d’erreurs de ses gouvernants successifs, ainsi que les conséquences de l’intervention franco-britannique en Libye en 2011 sous couvert de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
S’il faut commencer par le début, il convient de dire que la dictature du régime de Ben Ali a certainement contribué à l’émergence des ferments du terrorisme et de la radicalisation d’une frange minoritaire de la population, à travers sa politique particulièrement répressive à l’égard de la pratique religieuse, souvent appliquée sans réel discernement. Toutefois, la situation tragique d’aujourd’hui est, il faut le reconnaître, sans commune mesure avec celle d’avant 2011.

Après la chute de Ben Ali, la première grande erreur a certainement été le choix appuyé par la quasi-totalité des partis politiques et organisations de la société civile de donner une portée absolue et sans restriction à une amnistie générale bénéficiant à tous les prisonniers dits d’opinion, traduite par le premier décret-loi postrévolutionnaire, y compris ceux… condamnés pour terrorisme. Car même s’il ne faisait pas de doutes que la plupart des condamnations prononcées sous le régime de Ben Ali dans des procès politiques l’ont été sans respect des droits de la défense et parfois de manière abusive, il eût été plus judicieux d’adopter une solution médiane accordant simplement un nouveau procès aux personnes condamnées pour terrorisme, afin de ne libérer que les seuls victimes de condamnations abusives, en maintenant les autres en prison.

Or, une fois libérés, nombre de djihadistes, dont des anciens d’Afghanistan et des participants à l’opération terroriste la plus grave enregistrée sous le régime de Ben Ali en 2006, ont tôt fait de profiter du relâchement de l’autorité de l’État pour prendre illégalement le contrôle de mosquées – alors que la loi toujours en vigueur impose la nomination des imams par le gouvernement – ou à travers des prêches de rue inexistants jusqu’alors, des cours d’apprentissage du coran dans des écoles sans visa légal, ainsi que des activités caritatives sans contrôle des fonds les alimentant et à même de fidéliser la partie la plus déshéritée de la population.

Les graves conséquences de l’intervention franco-britannique en Libye

Pendant ce temps, durant la période des gouvernements de transition antérieure aux élections de 2011, l’intervention franco-britannique en Libye, destinée à faire tomber le régime de Mouammar Kadhafi, a également révélé plusieurs erreurs de taille qui s’avéreront lourdes de conséquences.

Tout d’abord, il semble que les occidentaux aient largement sous-évalué le poids de la mouvance djihadiste en Libye, pensant que la chute de Kadhafi amènerait au pouvoir des islamistes proches des tunisiens d’Ennahdha et des Frères musulmans égyptiens, avec lesquels la discussion restait possible.

De même, l’absence totale de stratégie de l’OTAN en vue de récupérer immédiatement les importants stocks d’armes du régime déchu, a conduit à les retrouver aujourd’hui non seulement entre les mains de milices libyennes de toutes obédiences et notamment des djihadistes, mais aussi dans les États dont les frontières désertiques demeurent difficiles à contrôler, comme la Tunisie, l’Algérie le Niger ou le Mali, où l’intervention française a été rendue nécessaire pour stopper l’avancée djihadiste.
Enfin, lors de l’afflux en Tunisie, en 2011, d’un million de réfugiés en provenance de Libye, en vue d’éviter une catastrophe humanitaire, les autorités tunisiennes n’ont absolument pas eu les moyens de contrôler les entrées ou d’empêcher l’importation illégale d’armes susceptibles d’être vendues clandestinement, une activité juteuse pour les trafiquants aidés par la corruption là où elle existe.

Le laxisme des islamismes au pouvoir face aux salafistes djihadistes

Après l’arrivée au pouvoir des islamistes d’Ennahdha aux élections du 23 octobre 2011, ceux-ci n’ont jamais cherché à restaurer le rôle de l’État, laissant au contraire la mouvance salafiste djihadiste avoir pignon sur rue. Sous couvert de défense de la liberté d’expression et de rupture avec les pratiques répressives de l’ancien régime dont ils avaient été eux-mêmes victimes, les islamistes ont donc laissé s’organiser librement d’anciens djihadistes libérés à la faveur de l’amnistie générale à travers des prêches religieux ou des activités sociales, notamment au sein de l’organisation Ansar Achariâa, avec à leur tête un certain Abou Iyadh, planificateur de l’assassinat du Commandant Massoud en Afghanistan. Les rassemblements de cette organisation accueillaient d’ailleurs certains représentants de la branche dure d’Ennahdha, qui y justifiaient leur présence par la nécessité de ne pas rompre le dialogue avec cette mouvance pour tenter justement de donner à ses membres un débouché politique et éviter qu’ils ne basculent dans l’action violente. La suite a démontré ce qu’il en était.

La passivité du pouvoir islamiste face à cette mouvance s’est alors illustrée par une succession d’événements particulièrement graves. D’abord, par le refus de prendre au sérieux des rapports de police soupçonnant l’existence de cellules suspectes dans les montagnes situées à la frontière algérienne, qui deviendront à partir de la mi-2013 un véritable foyer d’insurrection. Il y eût ensuite, le 14 septembre 2012, une attaque menée par des membres de cette mouvance contre l’ambassade des États-Unis à Tunis, trois jours après l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye le… 11 septembre 2012. Les États-Unis réagiront alors en menaçant de réviser leur soutien apporté aux islamistes tunisiens depuis leur victoire électorale. L’Algérie voisine qui, pour sa propre sécurité a toujours gardé un œil attentif sur la Tunisie, a alors également pris les devants dans le cadre de la coopération sécuritaire. Puis, il y eût l’assassinat de l’opposant de gauche Chokri Bélaïd le 6 février 2013, attribué à cette mouvance, avant un affrontement de grande ampleur avec les forces de l’ordre à la suite de l’interdiction de la tenue du congrès de cette organisation, au vu des risques avérés qu’il faisait courir. Et ce n’est qu’à la suite de cette succession d’événements et sous la pression des États amis, que le gouvernement islamiste finira par classer l’organisation Ansar Achariâa comme terroriste et la mettre hors la loi. Cela n’empêchera pas l’assassinat, encore attribué à cette mouvance, d’un autre opposant de gauche le 25 juillet 2013, le député Mohamed Brahmi.

Force est donc de constater que ce changement d’attitude d’Ennahdha arrivait sans doute déjà trop tard, ces activistes djihadistes ayant immédiatement après basculé dans le terrorisme avec une organisation qu’ils avaient largement eu le temps de mettre en place. Ennahdha a donc compris, mais trop tard, qu’aucun compromis ne pouvait être obtenu avec cette mouvance dont l’objectif était la prise du pouvoir par la force et la terreur et non la recherche d’un soutien massif de la population, contrairement à la stratégie de conquête du pouvoir de l’islamisme politique ayant accepté le jeu démocratique. Mais l’erreur des dirigeants d’Ennahdha avant le basculement définitif des djihadistes dans le terrorisme aura sans doute aussi été de penser qu’ils auraient pu les contrôler et apparaître dans l’opinion comme les seuls en mesure d’être les garants de la paix sociale.

Cela dit, il apparaît clair qu’aujourd’hui Ennahdha se situe dans le camp des ennemis de la mouvance djihadiste. Et, malgré ses erreurs et sa défaite électorale, ce parti a su se rendre incontournable dans la nouvelle donne politique, notamment au regard de son implantation dans le sud du pays voisin de la Libye et de ses relations privilégiées avec les rares factions islamistes libyennes avec lesquelles le dialogue apparaît encore possible.

L’échec relatif du pouvoir actuel face au terrorisme

Après le départ des islamistes du gouvernement à la suite de l’adoption de la Constitution du 27 janvier 2014, pour laisser place à un gouvernement de technocrates, les élections législatives de 2014 au scrutin proportionnel n’ont pas permis de dégager de majorité claire et ont donc conduit à la constitution d’une majorité et d’un gouvernement comprenant à la fois le parti Nida Tounès et les islamistes d’Ennahdha, sachant, qu’en matière de politique de sécurité intérieure et de défense, la Constitution confère d’importants pouvoirs au Président de la République. L’élection de M. Béji Caïd Essebsi avait ainsi suscité d’immenses espoirs de voir juguler le terrorisme, au vu de son expérience du pouvoir et de sa capacité à restaurer la confiance chez les partenaires de la Tunisie, deux éléments ayant fait défaut à Ennahdha. Mais aujourd’hui, la déception et le désarroi peuvent être à la hauteur des espoirs suscités au départ, même si on ne peut attendre d’un gouvernement quel qu’il soit qu’il fasse des miracles, surtout lorsque l’on voit que les États considérés comme à la pointe en matière de renseignement et de capacité de lutter contre le terrorisme n’y échappent pas non plus.

Les manquements du pouvoir tunisien actuel, installé depuis début 2015, seraient davantage à rechercher dans son manque d’anticipation face aux événements, là où il était attendu. En effet, le point commun entre les attentats du Bardo et de Sousse est qu’il s’agissait de deux sites sensibles accueillant des touristes et qu’aucun des deux n’a jamais été protégé. Or, la première des choses à attendre d’un gouvernement prenant la mesure de la situation n’aurait-elle pas été de commencer par recenser tous les sites sensibles, parmi lesquels figureraient notamment les endroits accueillant des étrangers, en leur apportant une protection adéquate en fonction du niveau de risque ? A l’évidence, rien de tout cela ne semble avoir été effectué depuis le changement de majorité. Le musée du Bardo n’a jamais bénéficié d’un dispositif de protection propre, bien qu’accueillant régulièrement des groupes de touristes, contrairement au Parlement situé sur le même site où l’attaque terroriste du mois de mars avait été repoussée par les forces de l’ordre, conduisant les assaillants à se rabattre sur le musée. De même, que penser lorsque l’attentat de Sousse a été commis par un terroriste arrivé sur la plage de l’hôtel par la mer, alors même qu’environ un an auparavant, un kamikaze utilisant exactement le même procédé s’y était fait sauter sans faire de victimes ? Ce précédent aurait dû alerter les autorités sur la possibilité de voir ce scénario se reproduire, mais ce ne fut pas le cas.

En conclusion, même si plus personne au sein de la classe politique tunisienne ne peut se voir reprocher aujourd’hui une quelconque complaisance vis-à-vis d’une mouvance terroriste, ces derniers exemples démontrent que les manquements lourds de conséquences sont aussi le lot des gouvernants actuels. Il est donc urgent pour le gouvernement d’union nationale et le président de la République, détenteur de larges pouvoirs en matière sécuritaire, de prévenir le danger terroriste en s’instruisant d’abord des erreurs commises et en faisant preuve d’une réelle capacité d’anticipation. Enfin, il est aussi crucial que les États-Unis et l’Europe apportent à la jeune démocratie tunisienne le soutien qu’elle réclame sur les plans sécuritaire et économique, dont elle a un besoin urgent.
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