ANALYSES

Les drames de la Méditerranée : entre compassion, xénophobie et politique de l’autruche

Tribune
23 avril 2015

« L’Europe ne peut accueillir toute la misère du monde mais elle doit y prendre sa part. » Michel Rocard


Les médias se focalisent sur les drames de la mer et les boat people, avec le naufrage dans la nuit du 18 au 19 avril 2015 d’un bateau de pêche entraînant la mort de plus de sept cents personnes. Ce drame fait suite à la noyade de quatre cents personnes le 12 avril. On ne peut évidemment qu’être scandalisé par ces naufrages et par la faillite, la passivité et l’indifférence des Européens vis-à-vis des naufragés alors que la priorité est de sauver des vies humaines. Les débats publics ont opposé les humanitaires, les défenseurs de la real politik, les universalistes et les populistes. Une fois de plus, l’Union européenne s’est réunie en urgence avec un sommet extraordinaire du Conseil européen le jeudi 23 avril. Certains préconisent un plan Marshall pour l’Afrique ; d’autres remettent en avant la relance du co-développement ; certains veulent un renforcement des mesures sécuritaires et de protection contre les « barbares » prolifiques. Le débat est largement pollué par des considérants électoraux, la montée du populisme et de mouvements xénophobes en Europe. Les termes de migrants sont confondus avec ceux de réfugiés et le droit d’asile fait place à des mesures répressives. L’arsenal juridique mis en place au niveau international et européen ainsi que l’ensemble des politiques mises en œuvre notamment au niveau européen sont peu ignorés alors que l’histoire bégaye en partie tout en étant caractérisée par de nouveaux drames. Comment croire que les zones de conflits et les divers trafics qui les accompagnent, n’auraient pas d’impact sur l’Europe alors qu’elle a 90 000 kilomètres de frontières avec les pays du Sud. Les conflits sont générateurs d’activités illicites. Au niveau mondial les trafics humains sont devenus une activité florissante (estimée à 40 milliards de dollars à l’échelle mondiale).


Les migrations doivent être mises au regard de certains chiffres : on estime que 3,2% de la population mondiale (232 millions de personnes) est en situation de mobilité internationale ; celle-ci a été multipliée par trois en quarante ans ; l’essentiel de la migration internationale demeure largement Sud/Sud ; les frontières du Nord sont de plus en plus fermées alors qu’il y a, par contre, de plus en plus de candidats vers l’Europe ; la Méditerranée est caractérisée par des flux croissants avec une forte hausse de l’immigration irrégulière du fait d’une combinaison de politiques répressives et de facteurs « push » accélérés par les conflits ; les principales zones de départ ont concerné en 2014 le Maroc (7842), la Méditerranée centrale (170 757 en Tunisie et Libye avec de 500 000 à 600 000 en attente) et la Méditerranée orientale (50 831) ; selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, plus de 110 000 migrants (dont la moitié sont des Syriens et des Erythréens) ont transité par la Libye en 2014 à destination des côtes italiennes ; durant les quatre premiers mois de l’année 2015 plus de 30 000 personnes ont été concernées. Ce sont les pays « pauvres » comme la Jordanie, la Tunisie, le Liban ou encore la Turquie qui accueillent l’essentiel des réfugiés. Alors que les pays d’Europe, sauf certains du Sud comme l’Italie ou du Nord comme la Suède, sont caractérisés par un égoïsme national, le « petit » Liban accueille 1,2 millions de réfugiés contre 170 000 pour l’Europe. En France, les Organisations non gouvernementales (ONG) chargées de l’accueil, telles la CIMADE ou le Secours catholique, ont vu leurs dotations se réduire alors que de nombreuses collectivités territoriales restaient indifférentes. Le dispositif Frontex, mission de contrôle et de surveillance maritime des mers a été renforcé aux dépens des opérations de sauvetage.


Il importe, également, de rappeler qu’il existe un arsenal juridique important tant au niveau international qu’au niveau européen. Le droit d’asile est un droit universel reconnu par la Convention de Genève de 1951 en conformité avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 avec des procédures particulières régionales. L’Europe a signé en 1990 les accords de Dublin mettant en œuvre une politique de coopération régionale européenne en conformité avec la Convention de Genève pour « partager le fardeau » du traitement des demandeurs d’asile. Elle a signé en 2003 les accords de Dublin II. Les politiques vis-à-vis des migrants, des déplacés et des réfugiés ont été approfondies par le processus de Barcelone (1995-2005), le dialogue 5+5 lancé à Rome en 2005, l’Union pour la Méditerranée (UPM) créée en 2008 ou l’initiative Eurosud de 2008.


Prendre un peu de recul, face à ces drames médiatisés, suppose de confronter les arguments favorables et défavorables à l’accueil des migrants et des réfugiés, de connaitre la faible efficacité des politiques restrictives et les résultats des travaux de chercheurs sur ces sujets. La grande majorité des économistes met en avant l’avantage réciproque de la mobilité du travail qui doit accompagner la mobilité des marchandises et des capitaux, et l’avantage de politiques moins restrictives de visas qui réduiraient la clandestinité. L’octroi de visas payants de manière plus libérale limiterait le travail au noir. Les philosophes universalistes « kantiens » se réfèrent à une citoyenneté mondiale et « un vivre ensemble dans un monde plein ». Les démographes privilégient le différentiel entre l’Europe stagnante et vieillissante, et l’Afrique dont la population croît et rajeunit. Les humanitaires privilégient la solidarité, la compassion, l’égale dignité des hommes et la responsabilité face aux naufrages qui s’ajoutent aux drames de la guerre, de la dictature ou de l’extrême vulnérabilité humaine. Les politiques de fermeture induisent des effets limités et souvent pervers en accroissant les trafics des passeurs et la clandestinité. Face à ces arguments, les « républicains » privilégient la préférence nationale, la citoyenneté nationale ainsi que les processus d’intégration autour de valeurs républicaines aux dépens de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des hommes. Les défenseurs des milieux populaires mettent en avant la concurrence des étrangers travaillant au noir vis-à-vis des emplois et des droits des travailleurs. De nombreux élus sont pris dans des contradictions entre leurs convictions et leurs intérêts, et sont sensibles aux arguments électoraux liés au populisme.


Il faut également intégrer les nouvelles interdépendances entre le Nord et le Sud qui remettent en question les frontières. Le dispositif de l’Union européenne, qui différencie l’Afrique subsaharienne, l’Afrique du Nord et le Moyen Orient, n’est plus adapté. Le projet de l’UPM, qui prenait en compte les différents volets d’une politique euro-med notamment migratoire, s’est heurté à la réalité des conflits israélo-palestinien et de l’arc sahélo/saharien, de l’expansion des réseaux terroristes et de trafics, ou encore des guerres en Irak et en Syrie. L’Europe n’est évidemment pas isolée de cet environnement. Le chaos libyen a rétroagi sur l’ensemble des pays du Sahel et sur plusieurs pays du Maghreb/Machrek. La Libye qui était à l’époque de Mouammar Kadhafi un filtre ou un « entonnoir », notamment du fait de l’accord avec Silvio Berlusconi, est devenue un « aspirateur » de clandestins et de demandeurs d’asile en Europe. Les conflits de la Syrie, de l’Irak, de l’Erythrée ou de la Somalie ont conduit à une explosion du nombre de réfugiés. L’absence de contrôle des territoires a favorisé l’explosion des réseaux de trafics humains qu’ils soient contrôlés par les Touaregs ou les Toubous au sein de l’arc sahélo/saharien ou par des passeurs appartenant à des réseaux mafieux. Les trafiquants sont liés notamment à l’organisation de l’État islamique et à leurs exactions contre les réfugiés chrétiens, éthiopiens ou érythréens.


Face à ce nouveau contexte, le multilatéralisme européen, la coopération et la mutualisation des coûts de la politique migratoire et d’asile des réfugiés ont fait place au bilatéralisme et aux politiques des États membres. L’Europe du Sud notamment l’Espagne, la Grèce et l’Italie ont signé des accords bilatéraux avec les pays du Sud de la Méditerranée et mis en place des politiques d’accueil. Ainsi, entre octobre 2013 et décembre 2014, l’Italie par l’opération « Mare Nostrum » a porté secours à 200 000 immigrés par 588 sauvetages. Du fait du coût et du refus de l’Union européenne de « partager le fardeau », Mare Nostrum a fait place à l’opération européenne « Triton », sous l’égide de Frontex, opération de surveillance des côtes dont la mission de sauvetage est secondaire.


Les réponses à apporter à ces différents problèmes sont bien connues : agir dans l’urgence et porter assistance à personne en danger en se mobilisant pour sauver des vies humaines, respecter le droit international, ne pas se voiler la face, prendre en compte les responsabilités des puissances qui ont participé aux chaos en Irak, en Libye ou en Syrie, remplacer la peur de l’autre par l’assistance et la solidarité, mutualiser l’accueil des réfugiés par une responsabilité partagée et ne pas se cantonner au rôle de surveillance des côtes de la Méditerranée, mettre en place une opération Mare nostrum Europe. Plus fondamentalement, il faut agir en amont sur les causes des conflits, sur les trafics, sur les différentiels de niveau de développement ou les questions de gouvernance au Sud.


Il importe également de prendre en compte les perspectives futures qui ne pourront qu’accentuer la pression migratoire avec l’accroissement du différentiel démographique entre l’Europe et l’Afrique, avec les réfugiés climatiques et les limites à la migration Sud/Sud accentuant une migration Sud/Nord. Dans un contexte de vulnérabilité économique et environnementale, d’arbitraire politique et d’insécurité, les pressions migratoires seront de plus en plus fortes de la part de jeunes prêts à payer jusqu’à 5 000 euros le périple et à risquer leur vie. L’Europe ne peut se limiter au rôle d’empire normatif et se contenter d’être un marché élargi sans devenir une puissance mettant en œuvre des pratiques de mutualisation et de coordination des politiques migratoires. Les Etats européens ne peuvent se replier sur des frontières nationales qu’en perdant de la puissance et de la richesse et en accentuant les tensions internes. Le devenir des Etats nations et de l’Europe passe par des politiques d’intégration au sein des nations, par l’insertion dans une mondialisation régulée et par des politiques de voisinage et d’interdépendances maîtrisées avec les pays du Sud. Comment donner une crédibilité au projet européen si l’Union européenne ne se positionne pas sur les droits à la vie, l’accueil des réfugiés notamment syriens ainsi que la mutualisation des opérations de sauvetage ? La politique de la forteresse et de l’autruche, qui s’explique par les peurs et les fantasmes, et préfère le simulacre aux politiques responsables, est non seulement indifférente aux drames humains mais surtout suicidaire à terme. Il est de la responsabilité des hommes politiques et des citoyens de droite et de gauche de prendre clairement position et de se démarquer d’un populisme électoraliste court-termiste.

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